Billet - Le Tout-qui-n’a-pas-de-nom
En 1980, la jeune revue Stratégique publiait un article où Lucien Poirier annonçait, non sans appréhension, le règne du « Tout qui n’a pas de nom ». Par cette merveilleuse formule il désignait le magma indistinct dans lequel il voyait les nations, peu à peu, se dissoudre. Comme il en va souvent des bons mots, celui-ci dépassait l’intention de son auteur et le Tout qu’il suggérait est « plus total » qu’il ne l’imaginait. Sur l’objet qu’il scrutait, il avait raison : la puissance des nations a perdu les repères que nous lui assignions et on peinerait à définir le domaine où elle puisse encore s’exercer.
Mais c’est partout et en toutes directions que l’homme s’abandonne. Le pouvoir de nommer lui avait été attribué. Dieu sait s’il en a usé, et fort mal en notre temps. Mieux vaut pourtant, quoi qu’en ait dit Camus, mal nommer que ne pas nommer. Au moins tente-t-on d’organiser le chaos. Désormais celui-ci monte, monte, il nous submerge, nous bouche les yeux, le nez, les oreilles. Si quelque volonté se manifeste encore, c’est pour nous fermer la bouche. Le politiquement correct est le nouveau monde du silence. On croit faire, on laisse faire. Mais laisser faire, c’est encore faire et nous serons responsables de ce que nous aurons laissé faire. La force des choses, tel est le nom que l’on donne à la démission de la pensée.
Pas clair ? Bien sûr, c’est le propre du magma. Poirier prévoyait le magma a-national. Voici le magma relationnel dans lequel se dissolvent les personnalités. Facebook réunit des personnes ? Ce sont des semble-personnes, zombies de l’Occident. Les événements foisonnent ? Mort-nés, ils sont connus avant même d’advenir. Les gens s’indignent ? Leur indignation leur a été suggérée par un vieil homme indigne ; elle subvertit le monde entier. Telle une gigantesque marée sanglante, elle coagule.
Le Tout, disait Poirier. Autant dire, le Rien.