Billet - « Quai des brumes »
Une idée digne de la Grande Duchesse de Gerolstein : c’est par ces mots que Lyautey, ministre de la Guerre, prit connaissance du plan Nivelle. Qu’aurait-il dit d’une diplomatie encalminée et d’une France prise en étau entre le souvenir d’un enchaînement mortifère dont elle commémore le centenaire, et les déclamations bellicistes d’un autre Grand Duché, de Varsovie ? N’aurait-il pas été consterné du délitement d’une paix dite kantienne pour laquelle des millions d’Européens se sacrifièrent dans les tranchées, mais dont un idéologue d’outre-Atlantique nous dit naguère tout le mal qu’il fallait en penser, avant que sa moitié ambassadrice n’ait remis en vigueur le vieux slogan Drang nach Osten ?
Tout l’été, les médias auront relayé les invectives d’un Voltaire de supérette dont le site La Règle du Je réclame une guerre qu’il ne fera pas plus que celles de Libye ou de Syrie. Et sans avoir à assassiner Jaurès, nous sommes passés de la terrasse du Flore à la boue des Éparges. Cette diplomatie des élégances oublie que personne n’a jamais atteint les limites d’encaissement – les pédants diront, de résilience – des Russes. Montgomery ironisait que tout l’art de la guerre peut se réduire à un seul impératif : ne jamais prendre la route de Moscou ! « Ainsi certaines gens, faisant les empressés, s’introduisent dans les affaires : ils font partout les nécessaires, et partout importuns, devraient être chassés ». À défaut de se souvenir de Monsieur de La Fontaine, nos Nivelle pourraient au moins relire le Mémorial de Las Cases et les Mémoires de Caulaincourt.
« Peut-être que c’en est fini de l’Europe », écrit Claudio Magris dans Danube, « province négligeable pour une Histoire qui se décide ailleurs dans les postes de commande d’autres empires, irrévocablement vouée au rôle de dame de compagnie ». C’est celui qu’on nous assigne en Irak, négligeable au regard des moyens américains déployés mais déstructurant pour une armée déjà au-delà de ses capacités opérationnelles. Dans la foulée se désagrège également l’état de droit pour autant, comme dit Shylock, que si un contrat n’est pas tenu, pour choquantes que soient ses clauses, il n’y a plus de société réglée. Mais ce serait le prix à payer pour rester dans les petits papiers d’un seigneur du château qui, lorsqu’il s’agit de remplacer sur étagère des ogives que l’on retrouve fichées dès le lendemain dans les tables d’écoliers ou les lits d’hôpitaux de Gaza, sait trouver les arrangements nécessaires avec ce qui lui reste de conscience.
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