Billet - Za Rodinu
Les hommes, écrivait Homère, finissent par se lasser de tout, sauf de la guerre. Surtout ceux qui ne la connaissent que de très loin. Nous avions, sur l’insistance d’un arrière-front germanopratin, eu celle de Libye dont Le Cadet avait anticipé l’ineptie (« Aux stratèges de salon », juin 2011) et qui a déstabilisé l’Afrique. Puis soutenu les pétrodollars recyclés dans le Jihad en Syrie, tandis que d’aucuns s’étonnent que l’argent du ballon rond et du paiement des amendes des filles voilées serve également à débaucher dans les banlieues. Et voilà que les mêmes boutefeux, dont l’incompétence ne le cède qu’à l’inconséquence, nous ont entonné l’air du linge pendu sur les collines de Sébastopol.
Or donc, les chars russes entrent en Crimée et à Kharkov, comme au lendemain de Stalingrad. Za Rodinu ! Pour la patrie ! Va-t-on revoir sur leurs tourelles ce que les tankistes peignaient alors sur les T-34 ? À l’ère de la cyberguerre, il paraît que ça ne se fait pas. Sauf que les Russes l’ont fait. Et tandis que nos stratèges en chambre s’égarent dans de grandioses considérations géopolitiques, mêlant dans un même élan balance des paiements, ventes d’or, droit d’ingérence et marché gazier, eux pensent local. Ils savent jusqu’où ils peuvent ne pas aller, avant le pont qui est trop loin. Que veulent-ils ? La Crimée, toute la Crimée mais rien que la Crimée. Il n’était pas non plus question en 2008 d’entrer à Tbilissi sous les webcam du monde entier et de risquer un Budapest géorgien en live. Pour les généraux russes, la Blitzkrieg, ce n’est pas aller le plus vite possible, c’est aller plus vite que l’adversaire, pas forcément voir plus loin mais jouer plus véloce. Comme tout vrai joueur d’échecs, Poutine a deux coups d’avance, pas trois, ce qui ne sert à rien, mais deux. Enfin, avec notre coup de retard, ça fait trois. Mais il n’y est pour rien.
On peut alors, de ce côté d’un Rideau de fer que beaucoup semblent regretter à Bruxelles et à Mons, jouer à se faire peur, voir ces fameux chars ex-soviétiques au coin de la rue, annoncer avec une délectation obscène cette guerre dont des élites européennes nous menacent pour que l’Histoire oublie qu’elles ont détruit cette idée grandiose que fut l’Europe. Le résultat est que, après avoir fourni au Kremlin le prétexte qu’il attendait depuis un quart de siècle pour reprendre ses marches d’Odessa, la brigade atlantiste des Trissotin de la pensée stratégique s’est offerte, dans cette guerre de Crimée qui n’aura jamais lieu, et sans même avoir besoin de charger léger, une raclée de Balaclava. Les collégiens de Ray Ventura chantaient dans les années trente : « Sur le plancher du salon, sont rangés les soldats de plomb ; ils vont jouer leur destin, pourtant aucun ordre ne vient. Rantanplan, pas de grande parade, fermez le ban, pas de mousquetade, ce tantôt pas de héros, car le général fait dodo ».
Mais à part cela, Madame la Baronne, tout va très bien, tout va très bien…