Le retour du panaméricanisme
La nature du phénomène n’est pas pour surprendre le lecteur moyen un tant soit peu informé ; son étonnement vient de la rapidité et de la puissance du mouvement tel que le décrit Valladao. La chasse gardée de Monroe semble largement dépassée.
L’indiscutable suprématie des États-Unis se fonde pour l’essentiel sur la production, le commerce, le dollar. Economy first! clament à l’unisson républicains et démocrates. L’objectif que d’autres, en d’autres temps, fixaient à Jérusalem ou sur les bords du Rhin est ici le grand marché de l’Alaska à la Terre de Feu, réminiscence du Zollverein. Sa réalisation est accélérée par la crainte, bien flatteuse pour les Européens, de voir se constituer de redoutables « forteresses » concurrentes sur le Vieux Continent et en Extrême-Orient. Simultanément – et cette fois on songe à Maastricht – on sent les réticences d’un Congrès frileux et d’une opinion méfiante. Qu’importe, le courant emporte toutes les hésitations. L’Alena est une réussite, y compris pour l’emploi aux États-Unis et pour les investissements au-delà du rio Grande ; la crise financière mexicaine a été résolue en un tournemain. L’association institue un ensemble de « normes, de réglementations et de comportements » touchant tous les aspects du droit des affaires et imposé par le grand frère. Elle a donc vocation à servir de modèle pour l’intégration des autres communautés américaines relevant d’accords régionaux dont l’imbrication rappelle la complexe architecture européenne. Le fait nouveau est que cet alignement est perçu dorénavant plutôt comme une convergence par les jeunes élites latinas.
On aura compris que se met en place du nord au sud une sorte d’« énarchie » dont les références se situent plus à Harvard qu’à West Point. L’intervention à Haïti a marqué un tournant majeur : la distinction reaganienne entre régimes « totalitaires » (procommunistes) à combattre et « autoritaires » (dictatures conservatrices) à tolérer, a vécu et avec elle l’ère des caudillos. L’important est d’instaurer la démocratie triomphante, selon le postulat yankee devenu panaméricain de coïncidence entre démocratie, libéralisme et bonheur parfait. Face aux communes menaces new age, la précipitation du démontage militaire fait peur au souvenir du précédent de 1945 et des douloureux réveils de la Corée et de Berlin ; les ONG font la classe dans les écoles militaires où on étudie plus la sociologie que le tir à la cible. La non-prolifération nucléaire étant à peu près réglée à l’échelle du continent, la situation est plus ambiguë pour le spatial. L’environnement fait l’objet d’une sorte de plan Marshall. Côté drogue, producteurs et consommateurs se rendent compte que ce n’est pas uniquement la faute des autres et qu’il faut balayer aussi chez soi. On note enfin l’absence à Washington de doctrine officielle face à l’immigration ; bizarre si on se souvient de l’attitude peu avenante des immigration officers envers le brave visiteur qui débarque. En dehors de « réactions épidermiques localisées », c’est selon Valladao avec le plus grand calme que les Wasp assistent à l’hispanisation de tous les secteurs.
Ainsi apparaît une multiplicité de liens interaméricains, selon une hiérarchie nouvelle où le politique cède le pas à l’économique, le militaire au social et la sécurité collective à la prospérité partagée. Chacun y trouve son compte, les États-Unis dans leur aspiration au leadership et leurs convictions messianiques, les Latinos dans la protection que leur procure un « filet d’obligations juridiques et d’engagements multilatéraux ». À Washington, on ne distingue plus guère entre politique extérieure et intérieure et on oublie de passer par le département d’État pour communiquer avec le Mexique. Colonisation, dites-vous ? Allons donc, le mot n’est plus de mise.
Ce petit livre clair et bien bâti, solidement argumenté sans être lassant, appuyé sur des tableaux et graphiques convaincants et lisibles, véhicule un message optimiste où l’Administration Clinton apparaît sous un jour favorable. Sous les dehors modestes des nouveaux Cahiers du Crest, Maître Valladao dépasse volontairement son sujet et devient – n’ayons pas peur des mots – prophétique. Pour lui, le bloc panaméricain qui se constitue sous nos yeux n’est qu’un premier pas, « un gigantesque laboratoire d’intégration rapide de la planète », une « fabrique d’universel » allant de pair avec un certain effacement des États. Si l’auteur se trompe, il sera temps de le lui reprocher. Pour le moment, Le retour du panaméricanisme est un des ouvrages à lire impérativement cette saison. ♦