Le chaos russe
Maître de conférences en économie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Jacques Sapir est devenu l’un des grands spécialistes des questions russes, comme en témoignent ses nombreux séjours dans l’ancien Empire des tsars (en tant qu’enseignant dans une institution russe, le Haut Collège d’économie, et consultant pour des administrations françaises ou des organisations mondiales). Il participe à plusieurs équipes internationales et dirige depuis 1991 des programmes d’études franco-russes sur les problèmes économiques. Dans l’ouvrage qu’il nous propose aujourd’hui, cet universitaire renommé s’emploie à démontrer comment un processus dans lequel la communauté internationale avait mis de grands espoirs a déraillé. Dans son analyse du nouveau chaos russe (économique, politique et militaire), Jacques Sapir est formel : la Russie est moins la victime d’une malédiction historique que de l’application sans retenue ni réserve du libéralisme occidental.
L’ampleur des désordres économiques est notamment le fait des privatisations dans l’industrie. Selon l’auteur, la plupart de ces opérations n’ont été réalisées que pour permettre l’enrichissement personnel de proches du pouvoir. Ce phénomène a d’ailleurs été bien perçu par la population et explique le retournement de l’opinion sur cette question. Si, en avril 1991, 46 % des personnes interrogées étaient en faveur de la privatisation des grandes entreprises contre 38 % de prises de position hostiles, en février 1993 ces dernières représentaient 67 % des sondés contre seulement 21 % d’opinions favorables. Dans le même temps, les difficultés financières ont conduit les autorités à supprimer beaucoup de subventions. Dans le cas de l’agriculture, ces suppressions se sont traduites par l’incapacité pour les fermes de rentrer les récoltes faute de carburant. Aussi, pour résoudre ces problèmes, le gouvernement a-t-il appliqué une politique très « soviétique » de livraisons obligatoires. Les entreprises du secteur de l’énergie ont alors été contraintes par décrets, certains publics et d’autres secrets, de livrer leur production à des acheteurs insolvables.
La question de l’économie mixte a fait l’objet de nombreux débats dans cette période de transition qui a suivi la désintégration de l’URSS. La part de ce secteur « mixte » dans le PNB est passée de 0 % en 1991 à 62 % en 1994, alors que celle de l’État passait de 90 % à 13 %. On est ici en présence de ce que les spécialistes appellent une « propriété recombinée », qui a engendré une grande confusion dans les relations entre le domaine privé et le secteur public. De telles distorsions ont entraîné des répercussions sociales. La baisse de l’activité a notamment occasionné une montée du chômage qui est dissimulée par Moscou. Les statistiques officielles sont en effet établies à partir des dépenses de l’allocation aux demandeurs d’emploi. Or cette indemnité est dérisoire (souvent non payée), et ne peut être obtenue que dans un bureau situé à l’équivalent russe du chef-lieu de canton. En raison des distances dans ce vaste pays, de nombreux chômeurs ne font pas le déplacement et ne sont donc pas comptabilisés. L’augmentation du chômage a été suivie par un accroissement des inégalités. Les experts estiment ainsi que les 10 % les plus riches de la population accumulent environ 65 % des revenus à partir du début de 1994, contre seulement 35 % en 1993.
Le manque de maîtrise des transformations économiques a également provoqué une crise grave des institutions financières. Dès le début de la période de transition, les spécialistes affirmaient que les fragilités structurelles du système bancaire russe constituaient un handicap de poids. La phase critique qu’ont traversée les banques au cours de l’été 1995 a montré l’importance du problème, qui avait suscité dès 1994 des propositions de « renationalisation » des organismes financiers. Ces mesures n’ont pas permis une réelle amélioration de la situation, en dépit des efforts méritoires de la Banque centrale de Russie pour imposer un certain nombre de règles. En effet, dans des régions, les banques locales occupent une position de monopole et ne sauraient être mises en faillite sans déclencher une rupture dramatique de l’activité économique. Ce constat oblige les autorités locales à favoriser des rapprochements, voire à intervenir directement pour sauver certaines des banques menacées. En outre, la collusion entre le pouvoir politique et les banques a atteint un tel degré que les observateurs en sont venus à douter de l’existence à Moscou d’une volonté réelle de résolution de la crise. Sur ce chapitre, l’augmentation du nombre de banquiers assassinés (au moins deux victimes par semaine depuis la fin de 1993) traduit bien l’importance du chaos.
Le désarroi politique est apparu au grand jour à l’occasion des tragiques événements d’octobre 1993 (prise du Parlement russe par les troupes fidèles à Boris Eltsine). D’après l’auteur, les élections législatives du 12 décembre 1993 qui ont suivi cet épisode dramatique ont accentué l’isolement du pouvoir et montré une profonde régression des idées démocratiques. Les résultats ont mis en relief une nette défaite des libéraux, qui n’ont recueilli que 15 % des suffrages, et une victoire apparente des ultranationalistes du parti de Jirinovski (près de 23 % des voix). Deux ans plus tard, les élections du 17 décembre 1995 ont confirmé le précédent verdict des urnes. Les partis assimilés au pouvoir ont subi une défaite cuisante, mais le vote protestataire s’est largement déplacé vers les communistes.
Ces résultats surviennent malgré le renforcement considérable de l’appareil présidentiel. Organisée autour de conseillers du président pour les questions économiques, de défense ou de politique internationale, cette « lourde machine administrative » est devenue un centre de décision omniprésent. En dépit de ses moyens matériels et humains, cet appareil reste cependant un ensemble confus. Les domaines de compétence des différents conseillers ne sont pas délimités avec précision. La montée en puissance de cette institution pesante se traduit aussi par une multiplication du nombre des fonctionnaires en raison de la duplication d’une quantité importante de tâches entre la présidence et le gouvernement. Ainsi, le nombre des fonctionnaires des administrations centrales à Moscou est passé de 660 000 en 1990 à plus d’un million en 1994. Le grand « cafouillage » politique a été amplifié par ce que Jacques Sapir appelle « la confusion des instances » : d’une part l’absence de principes clairement définis sur le fonctionnement des institutions a gravement perturbé le processus de prise de décision, d’autre part le rattachement de l’autorité à la personne et non à la fonction a provoqué de sérieuses anomalies. La Russie se trouve ainsi en présence d’un système de « clans » en lutte perpétuelle pour développer le champ de leurs compétences. Ce phénomène a considérablement fortifié le pouvoir personnel du président qui reste l’arbitre en dernière instance de ces conflits. La contrepartie de ce pouvoir est que les compétences professionnelles sont facilement sacrifiées sur l’autel des amitiés personnelles.
L’éclatement des forces armées constitue également un sujet de préoccupation majeur. Le chaos militaire résulte notamment des difficultés rencontrées par le secteur militaro-industriel. Celui-ci, qui pour l’essentiel n’est autre que l’ancien ensemble contrôlé par la VPK soviétique (Commission militaro-industrielle), a été soumis depuis décembre 1991 à un triple choc. Il a subi d’abord une secousse institutionnelle liée en partie à la désintégration de l’URSS. La Russie, avec plus de 70 % de la production militaire totale et près de 75 % de l’emploi contrôlé par la VPK, soit 15 millions de personnes et 1 300 entreprises, était la république dominante. Cependant, il y avait des liens techniques étroits entre des sociétés situées en Russie et d’autres en Ukraine, en Biélorussie et au Kazakhstan. Les organismes qui ont pris la succession de la VPK ont donc dû réorganiser le système logistique et mettre en place des substitutions pour des fournisseurs défaillants (en particulier en Ukraine).
La deuxième secousse fut un « choc de la demande ». Elle a été produite par la contraction rapide des dépenses militaires. Ce processus s’est accéléré, en particulier avec l’impossibilité de faire fonctionner la CEI. En 1992, la Russie a dû supporter seule l’entretien de forces armées largement surdimensionnées, malgré l’objectif (totalement irréaliste) de Moscou qui avait envisagé une réduction rapide du déficit budgétaire de 20 % du PIB à 5 %. L’entrée de l’économie russe dans une phase de grave récession en 1992 a conduit à une réduction des commandes à 70 % de leur niveau de 1989. La troisième secousse s’est traduite par un « choc d’offre », lié aux perturbations provoquées par la politique économique dans les chaînes logistiques. La combinaison d’une libération des prix de gros, dans un pays où les structures commerciales sont désorganisées, et d’une politique du crédit qui devint progressivement très restrictive, a considérablement affaibli les échanges industriels. Les entreprises ont réagi à cette nouvelle incertitude en développant les pratiques de troc. Ce phénomène a engendré une forte chute des transactions courantes qui a déstabilisé le processus de gestion des affaires dans ce secteur sensible.
Ce séisme en trois dimensions a été accompagné par une crise identitaire à l’intérieur de la communauté militaire. De l’intérieur, l’institution est sévèrement critiquée par un certain nombre de jeunes officiers pour ses dysfonctionnements structurels : népotisme et corruption dans le corps des officiers, mauvais traitements infligés aux conscrits, ampleur des phénomènes de violence interne et désintégration de la discipline. De l’extérieur, la contestation s’est traduite par un refus de la conscription et par une perte croissante du prestige de l’armée dans la société. La très forte diminution de l’influence de l’institution militaire dans la nation est aussi la conséquence du redéploiement des forces qui s’est heurté à deux problèmes majeurs : le manque d’infrastructures et celui de logements pour les familles des cadres ainsi déplacées. Simultanément, les retraits ont entraîné la dissolution de deux armées (IVe et VIIe) et de huit divisions. La recomposition du dispositif militaire a parfois été accompagnée de la mise sur pied de forces équivoques. C’est notamment le cas des milices bancaires qui ont été organisées par les grandes banques de Russie pour assurer la sécurité des fonds et des personnes. Ces formations (dont les effectifs sont estimés à 100 000 hommes) sont composées d’anciens militaires de carrière, en particulier de cadres ayant servi en Afghanistan et dans les services spéciaux.
À toutes ces perturbations s’est ajouté un nouveau débat doctrinal. Les états-majors russes craignent tout d’abord des conflits localisés occasionnés par la désintégration de l’URSS, la faiblesse de certains États successoraux (notamment en Asie centrale) et la protection des minorités russophones dans ce qui est appelé « l’extérieur proche ». La présence russe au Tadjikistan relève de cette logique. Ces conflits sont appelés à être de faible intensité et ne nécessitent pas des forces de très haut niveau technologique. En revanche, le contrôle des troupes doit être bon, en raison des risques de contamination politique causés par ces opérations. En outre, les hauts responsables militaires redoutent l’apparition de « conflits localisés élargis », en raison d’une possible dérive de la catégorie précédente, marquée par l’intervention d’États voisins situés dans « l’extérieur proche » (on pense ici à la Turquie, à l’Afghanistan, à l’Iran et au Pakistan). Enfin, les dirigeants russes n’ont pas négligé la dernière catégorie des conflits potentiels, qui serait une « grande guerre » provoquée par l’intervention des puissances occidentales. Sur ce registre, la question de l’élargissement de l’Otan revêt un caractère sensible dans la mesure où le nouvel adhérent est susceptible d’être impliqué dans une crise de « l’extérieur proche ». Le scénario le plus inquiétant pour Moscou concerne la participation d’une Pologne membre de l’Otan à une crise issue de la désintégration de l’Ukraine.
Face à ce chaos généralisé, amplifié par la désastreuse campagne de Tchétchénie, l’armée est à l’image de la société russe : elle s’interroge sur un avenir particulièrement incertain. Toutes les causes de ces préoccupations sont minutieusement analysées dans le livre très documenté de Jacques Sapir. Le reproche que l’on peut faire à ce grand spécialiste tient dans la culpabilisation exagérée de l’Occident et du monde libéral. Les perspectives de cet ancien Empire des tsars qui n’arrive pas à se reconstruire sont particulièrement alarmantes : guerre civile, corruption généralisée ou décomposition accélérée de l’État ? Quel que soit le cas de figure, les prochaines convulsions qui risquent d’agiter le plus grand territoire de la planète auront des répercussions sur l’équilibre géopolitique du globe. ♦