La fin de l’ordre militaire
Le dernier essai de Maurice Bertrand a d’ores et déjà suscité des réactions contrastées, les uns considérant que sa vision d’une société planétaire réconciliée relève de l’utopie alors que d’autres rendent hommage à sa tentative de résoudre l’antinomie entre une économie mondialisée et un système de sécurité fondé sur la défense du territoire. Le fait est que le titre de l’ouvrage prête à confusion dans la mesure où il évoque le dépérissement du rôle du facteur militaire dans les relations internationales et prévoit l’instauration d’un nouveau mode de penser la sécurité des États et du monde. Or, force est de constater que la guerre continue de faire des ravages sur tous les continents, que la violence collective est loin d’être maîtrisée et que la compétition pour l’acquisition et la modernisation des armements n’a pas disparu en dépit du fléchissement des dépenses militaires mondiales.
Maurice Bertrand ne conteste nullement l’existence d’une violence polymorphe et pas davantage les réalités de la course aux armements, mais il estime que le recours à la force n’est plus la réponse appropriée aux défis auxquels sont exposées les communautés humaines à l’ère du changement, et qu’il importe de mettre en œuvre un système de sécurité coopérative qui ferait droit aux aspirations des peuples et permettrait de résoudre leurs différends d’une manière plus « civilisée ». Selon lui, ce processus a été amorcé par la construction de l’Europe politique, la maîtrise des armements et l’ouverture d’un débat multilatéral sur la sécurité et la coopération en Europe qui a débouché en 1975 sur l’adoption de l’Acte final d’Helsinki. Il conviendrait donc de donner un prolongement à ces tentatives de gestion rationnelle des problèmes de sécurité et de s’inspirer des modèles qui ont fait leurs preuves dans l’espace euro-atlantique et dans les relations entre les deux grandes puissances pour promouvoir une « organisation démocratique et pacifique de la société planétaire ».
Maurice Bertrand est convaincu que les besoins de sécurité ne pourront être satisfaits à l’échelle mondiale que si des solutions sont recherchées en dehors de l’Onu. On sait que l’auteur s’est souvent montré sévère à l’égard de cette institution dont il connaît bien les dysfonctionnements pour avoir servi dans le corps commun d’inspection des Nations unies. Aujourd’hui, il prend acte de sa faillite et estime qu’elle est irréformable. Aussi n’y a-t-il d’autre solution à ses yeux que d’élargir les compétences d’organisations existantes, telles que les « alliances militaires ou le groupe des Sept », ou de créer de toutes pièces une organisation nouvelle dont il esquisse à grands traits la charte constitutive. La responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales incomberait aux grandes puissances, mais les autres pays auraient également voix au chapitre et agiraient surtout dans un cadre régional. Enfin, l’accent serait mis sur les politiques de développement « capables de s’attaquer aux causes profondes qui conduisent les peuples à se battre, c’est-à-dire à la pauvreté, à l’ignorance et au désespoir entraîné par les frustrations identitaires ».
Telles sont brièvement présentées les principales thèses de l’auteur et on ne peut que souscrire à un projet intellectuel qui tend à asseoir la sécurité internationale sur des bases plus solides que « l’ordre militaire » qui prévalait à l’époque de la confrontation Est-Ouest. En outre, de nouvelles menaces ont surgi depuis la fin de la guerre froide et les institutions de sécurité existantes ont démontré leur impuissance dans la gestion des crises provoquées par l’éclatement de la Fédération yougoslave et la décomposition de l’Union soviétique. Il est donc légitime de s’interroger sur la manière dont ces défis pourront être relevés à l’avenir et, en contribuant à l’élaboration d’un « modèle de sécurité pour le XXIe siècle », l’auteur ne se livre pas à un exercice purement académique puisque cette question est inscrite à l’ordre du jour de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) depuis la réunion du Conseil des ministres, à Budapest, en décembre 1995.
Toutefois, il y a peu de chances que les solutions maximalistes préconisées par Maurice Bertrand soient retenues et que l’Onu soit sacrifiée sur l’autel d’un « nouvel internationalisme » dont le mode d’organisation n’échapperait pas plus à la loi de Parkinson que l’organisation mondiale fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, si les mesures de confiance et de sécurité appliquées par la CSCE-OSCE et le traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe (FCE) ont contribué au renforcement de la sécurité dans la zone s’étendant de l’Atlantique à l’Oural, il n’est pas évident que des démarches analogues soient couronnées de succès dans d’autres espaces géostratégiques. Enfin, si les inconvénients de la course aux armements sont patents, il est clair qu’on ne peut faire abstraction de la dimension militaire des politiques de sécurité et qu’aux yeux de la plupart des analystes un désarmement général et complet implique le maintien d’une force internationale au service de la paix. Kurt Riezler, le conseiller du chancelier allemand Bethmann-Hollweg, faisait observer à la veille de la Première Guerre mondiale que « les armes se taisaient mais qu’elles continuaient de peser sur les négociations ». Il en va de même aujourd’hui, où l’on a pris conscience du fait que la diplomatie préventive est vouée à l’échec si elle est dépourvue de moyens de contrainte. ♦