Le traité militaire
Ainsi l’inusable Sun Tse, alias Sun Zi, avait pris soin d’assurer sa descendance. L’affaire demanda toutefois du temps, car à en croire la biographie de Sun Bin, celui-ci naquit « plus de cent ans après la mort » de son grand-père, ce qui indique dans les ménages de stratèges chinois une durée de gestation nettement supérieure à celle des éléphants. Le document date sans doute du IVe siècle av. J.-C., c’est-à-dire de la période des « royaumes combattants », après quoi les lettrés confucéens ont admis que « la guerre n’était pas une activité méritant qu’on y réfléchisse ». Il a été découvert récemment, un peu à la façon des manuscrits de la mer Morte.
Après une intéressante préface de Gérard Chaliand, l’auteur se livre à une non moins intéressante présentation et nous invite judicieusement à distinguer, non seulement le yin et le yang (ce qui est l’enfance de l’art), mais aussi le zu, le shi, le tu et le jia. Valérie Niquet s’est attelée au travail, qu’on devine ardu (le même terme, nous dit-elle, désigne les chars et le chiffre 4), de traduction du traité en trente chapitres. Comprendre nos stratèges contemporains s’exprimant dans une langue voisine de la langue française n’est déjà pas immédiat, alors comprendre un antique penseur chinois ne saurait être de tout repos, même si l’on imagine que le mot à mot a été allégé.
On est frappé par l’hétérogénéité et l’absence de progressivité des textes, qui se présentent sous forme soit de préceptes, soit de réponses à des questions. Le transfert des principes aux procédés est constant autant qu’aléatoire, les seconds ne constituant pas forcément l’application des premiers. On passe ainsi dans la même page de la nécessité de « gagner le cœur du peuple » à la façon d’utiliser la cavalerie.
Il est possible de trouver dans ces feuillets deux catégories de formules : les unes, sans apporter au lecteur d’aujourd’hui d’infaillible martingale, sont marquées au coin du bon sens et ont été confirmées sur tous les continents au cours des siècles. Il y a déjà du Foch dans le chapitre XXIX et dans certains passages du XIV. On redécouvre çà et là des constantes : économie des forces, rôle déterminant de la personnalité du chef, importance de la logistique, souci de la fatigue des troupes... Reviennent souvent des considérations sur l’ordre ternaire, sur la force de l’avant-garde (une « pointe acérée »), sur la façon de tromper l’ennemi et de le rendre présomptueux (« fou d’orgueil ») en se faisant plus faible qu’en réalité, ainsi que nombre de recommandations de niveaux divers, mais de valeur éternelle : « on n’empiétera pas sur les prérogatives du général. Les ordres du souverain ne doivent pas passer les portes du camp » ou encore cette apostrophe digne du baron Louis : « Pour obtenir une armée puissante, enrichissez le pays ! ».
Une seconde catégorie est constituée, parfois de truismes (« celui qui ne connaît pas l’art de la guerre ne remporte pas la victoire »), et plus souvent de phrases obscures à la Nostradamus, malgré les nombreuses notes de la traductrice qui a été la première à buter sur les énigmes et qui reconnaît volontiers que nombre d’alinéas sont confus ou ambigus. Cette impression est renforcée par le recours fréquent aux images et aux symboles, à la manière des textes bibliques et aussi par l’amour des énumérations ; comme nos politiciens proposent « n » mesures, Sun Bin découvre trente-deux types d’erreurs fatales. Certains chapitres confinent à l’ésotérisme quant à la hiérarchie des couleurs de la terre ou l’influence du Soleil et de la Lune.
Que « les vêtements courts de feutre grossier permettent de développer la détermination des officiers » laisse un peu froid, « placer les arbalètes derrière les plantes épineuses » est certainement judicieux, mais peu adapté à la tactique moderne. Enfin, les formations « des oies sauvages en vol » ou « du vent qui souffle » sont poétiques, mais peu conformes au vocabulaire de nos manuels de service en campagne.
Saluons donc la tâche accomplie. Les candidats aux écoles de guerre, fussent-elles interarmées, ne dénicheront pas ici la clé du succès. En revanche, l’honorable équipe de ceux qui méditent à longueur d’année sur l’art de gagner ou de perdre les guerres trouvera dans ces réflexions d’un personnage comparable à Jomini (estropié, victime de la jalousie, il vaticina mais combattit peu) de quoi varier enfin, tout en restant en famille, les sempiternelles citations attribuées au grand-papa. ♦