Méthodes de la géopolitique ; apprendre à déchiffrer l’actualité
François Thual, vice-président de l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques), nous avait proposé en 1995 dans Les conflits identitaires (1) une analyse de certaines crises particulièrement violentes, menées au nom de la nation, de l’ethnie ou de la religion. Son dernier livre se veut avant tout une méthodologie destinée à décrypter la scène internationale et ses tensions.
L’objectif de l’auteur reste cependant modeste. En 120 pages, il propose à ses lecteurs de mettre à leur disposition des moyens conceptuels pour comprendre l’actualité. Après avoir rappelé les origines, au siècle dernier, de la géopolitique – science souvent au service du prince –, François Thual évoque dans une première partie le renouveau actuel de la géopolitique engagé depuis la fin des années 70, avec, en particulier, Yves Lacoste et la revue Hérodote, Philippe Moreau Defarges et Hervé Coutau-Bégarie, spécialiste des questions maritimes. Cette nouvelle dynamique est ainsi devenue une méthode permettant de connaître le comportement des États. Dès lors, il est possible d’apprendre à lire et à comprendre les crises et d’en tirer des conclusions.
La deuxième partie recense les moyens dont disposent les États pour mener leur politique étrangère. Il existe de ce fait trois types d’alliances, celles-ci étant toujours temporaires. L’alliance peut être au service d’une ambition, contrer une menace comme l’Otan conçue pour s’opposer au danger venu de l’URSS, ou encore stabiliser une région. Les dispositifs militaires, quant à eux, apportent un éclairage très précis sur les ambitions des États. On ne peut ici passer sous silence la question inquiétante de la prolifération nucléaire. L’arme atomique reste un vecteur indéniable de puissance, mais les efforts menés actuellement par quelques pays pour s’en doter recèlent des menaces pour l’avenir.
Les motivations des États sont également essentielles. Certaines sont idéologiques comme la volonté communiste d’exporter la révolution et d’étendre son influence partout. D’autres reposent sur des données stratégiques, à savoir le contrôle des ressources en eau par exemple, ou encore la constitution d’un accès à la mer (une bonne quarantaine d’États restent enclavés). Par ailleurs, il convient de bien analyser les liens entre l’économie et les relations internationales. Pour le géopoliticien, l’économie n’est pas l’unique cause de conflits entre États, n’en déplaise à l’analyse marxiste.
La fin de la guerre froide et la disparition de l’URSS ont eu comme conséquence une véritable prolifération d’États et l’apparition de nouveaux types de conflits. La quatrième partie, assurément la plus importante, fait ainsi le point de la situation internationale. La création depuis quelques années de nouveaux États pose le problème de la relation entre État et nation. Certains pays récents comme les micro-États dans le Pacifique ou les Caraïbes ne semblent pas réellement viables ; et que dire du découpage du Caucase ou de l’ex-Yougoslavie ? L’auteur constate que de nombreux conflits sont aujourd’hui « identitaires ». Des groupes – ethnies, minorités religieuses, « nations »… – se sentent désormais menacés de domination ou de disparition. Les cas du Rwanda et du Burundi en sont des exemples dramatiques. Dans ce type d’affrontement, il n’y a pas de concession possible entre les différents protagonistes. Cette montée des périls se constate malheureusement dans de nombreuses régions, y compris dans la « vieille » Europe. François Thual parle à ce propos d’une « retribalisation générale de l’humanité » et d’un « réensauvagement de la scène internationale ». Paradoxalement, on assiste à l’appariton de regroupements régionaux, l’Union européenne étant à ce jour le modèle le plus avancé. Les institutions régionales se multiplient – Mercosur et Alena pour le continent américain, l’Ansea pour l’Asie du Sud-Est – et constituent des systèmes de stabilisation plus que jamais nécessaires.
Dans une cinquième et dernière partie, cinq espaces géopolitiques font l’objet d’une analyse détaillée. Le Vietnam, premier étudié, a été ainsi au cœur de l’affrontement des impérialismes chinois, américain et soviétique. De la même façon, l’Asie centrale – de l’Iran au sous-continent Indien – a été durant près de deux siècles un champ de rivalités entre la Russie, puis l’URSS et l’Angleterre. Aujourd’hui, la Chine constitue une nouvelle zone d’incertitudes avec un avenir en point d’interrogation tant le développement inégal des régions crée des forces centrifuges. Plus près de nous, la Turquie est à la croisée des chemins : avec la remontée de l’islamisme face à la laïcité instaurée par Atatürk, et la question kurde, se joue la stabilité d’une région clé pour la sécurité de l’Europe et du Proche-Orient. Sur le continent américain, la puissance brésilienne se doit d’être soulignée ; ce pays, longtemps rival de l’Argentine, étend désormais son influence sur les pays lusophones d’Afrique et montre une volonté indéniable de se présenter comme la grande nation leader de l’Amérique du Sud.
Sans avoir abordé tous les problèmes que pose la géopolitique – la drogue et son économie, le rôle de l’Onu… –, ce livre montre l’importance de savoir comprendre les crises. Il n’y a pas une science géopolitique, mais plutôt une méthode. À cet égard, François Thual a contribué avec efficacité à cette saisie de l’actualité, montrant ainsi la vitalité de l’école française de géopolitique plus pragmatique que théoricienne. ♦
(1) NDLR : Cet ouvrage a fait l’objet d’une note de lecture de l’amiral Marcel Duval dans notre numéro d’août-septembre 1995.