Dans l’ombre de Bob Denard : les mercenaires français de 1960 à 1989
Dans l’ombre de Bob Denard : les mercenaires français de 1960 à 1989
Après son Histoire des mercenaires parue chez Tallandier en 2011, Walter Bruyère-Ostells se penche plus particulièrement sur le groupe des mercenaires français dans l’Afrique postcoloniale et de la guerre froide, dont Bob Denard est la figure de proue. Outre des archives institutionnelles, il s’appuie sur les archives privées de Bob Denard et sur des entretiens avec d’anciens mercenaires ou d’autres témoins de l’époque. Le récit débute avec la sécession du Katanga en 1960, qui marque la résurgence du phénomène mercenaire et s’achève en 1989, date de la chute de la Garde présidentielle comorienne composée de « cadres » européens. Cette dernière date coïncide par ailleurs avec la fin de la guerre froide. L’ouvrage cherche à comprendre à la fois comment les mercenaires français ont pu s’imposer sur la scène africaine au cours de cette période, comment est organisé le groupe, quelles évolutions internes il connaît et quelle place est la sienne dans les relations internationales (notamment son rapport à la « Françafrique »).
Selon l’auteur, une première époque est ainsi caractérisée par la naissance d’un « système mercenaire » français de la sécession katangaise à la guerre du Biafra. En République démocratique du Congo, au Yémen ou au Nigeria, un groupe de combattants se construit autour de quelques figures comme Roger Faulques ou Bob Denard. Il démontre son savoir-faire dans la formation et l’encadrement des nouvelles armées du Tiers-Monde, dans la conduite du combat contre-insurrectionnel ou par son expertise technique (mortiers, santé…). Souvent issus d’unités prestigieuses (parachutistes, Légion étrangère) et dotés de l’expérience des guerres de décolonisation, ces hommes développent des caractéristiques propres au mercenariat comme les relations clientélistes avec leur chef. Ils sont régulièrement issus de filières militaires en désaccord avec la politique algérienne du général de Gaulle. Le pouvoir voit avec bienveillance la canalisation de ces soldats vers l’Afrique subsaharienne. En effet, comme ils s’imposent aux dépens des Belges ou des Sud-Africains, les mercenaires français servent particulièrement la diplomatie secrète de Paris. Ils participent à la défense du « pré carré » africain en lien avec le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) et les réseaux Foccart. Ce système mercenaire de la période gaullienne est au cœur de la construction de la « Françafrique » que Jean-Pierre Bat (1) avait pu éclairer dans sa dimension diplomatique et interpersonnelle.
Après le Biafra, ce groupe est désormais solidement constitué et hiérarchisé. La figure de Bob Denard s’impose définitivement avec le retrait de Roger Faulques. Comme l’Afrique n’offre plus de conflit long dans la décennie 1970, les mercenaires français sont fragilisés. Ils s’arriment davantage aux services secrets et aux régimes proches de la France. Réfugiés au Gabon et stipendiés par Omar Bongo, certains intègrent la GP (garde présidentielle) gabonaise. Le plus illustre d’entre eux, l’ancien légionnaire parachutiste, Loulou Martin, prend d’ailleurs, la tête de l’unité. Sous la direction de Bob Denard, d’autres deviennent une « main gauche » du SDECE pour des opérations commandos (Comores, 1975 et 1978 ; Bénin, 1977). Walter Bruyère-Ostells montre comment ces mercenaires français deviennent les fers de lance de la défense de partis pro-occidentaux comme l’Unita en Angola ou de pouvoirs blancs ségrégationnistes et anticommunistes (en Rhodésie, notamment). Bob Denard opère par ailleurs un renouvellement générationnel de ses troupes avec des recrutements par petites annonces. Cela entraîne une confrontation entre mercenaires sous-officiers, sortis des guerres de décolonisation, et jeunes générations, officiers de réserve ou de service national, moins aguerris. Cette seconde partie se termine sur une typologie qui montre la diversité des profils au sein du groupe mercenaire français. Certains volontaires partis combattre pour une cause (chrétienne au Liban, par exemple) se sont « mercenarisés ». D’autres se sont « gangstérisés », incapables de reprendre une vie civile normale entre deux opérations ou à leur retour définitif ; ils sont souvent proches du SAC (service d'action civique) et parfois du grand banditisme… Ces difficultés internes et la trop grande dépendance vis-à-vis de la France (ou du Gabon) poussent Bob Denard à rebondir dans un nouveau pays.
Après le coup d’État mené par les mercenaires de Bob Denard en 1978, l’installation aux Comores leur permet d’être plus indépendants de Paris, financés en large partie par l’Afrique du Sud, alléchée par la position stratégique des Comores en Afrique australe. Le système mercenaire est donc profondément modifié. Par ailleurs, l’alternance de 1981 entraîne des relations empreintes de davantage de méfiance avec la France. Le groupe est encore profondément transformé. Le renouvellement générationnel est achevé. Les nouveaux soldats de fortune sont sédentarisés mais interviennent toujours en Afrique (Tchad notamment). Leur institutionnalisation au sein de la GP comorienne les pousse à assurer la répression de l’opposition au régime d’Ahmed Abdallah, écrasant deux tentatives de soulèvement en 1985 et 1987. On mesure alors certaines faiblesses de Bob Denard, entretenant toujours un rapport affectif avec certains de ses subordonnés. Son vieillissement aiguise par ailleurs les appétits. Les ambitions sont exacerbées par Paris selon le principe « diviser pour mieux régner ».
La succession de Bob Denard n’est donc pas préparée. Aucun héritier n’a pu émerger dans la nouvelle génération et celle-ci n’a pu anticiper les revirements diplomatiques de Paris et de Pretoria dans la seconde moitié des années 1980. Les services rendus par les mercenaires dans la guerre contre les guérillas noires et contre le communisme ne sont plus à l’ordre du jour. Les mercenaires français doivent quitter les Comores en 1989 dans les troubles circonstances de la mort du président Abdallah au cours d’une entrevue avec Bob Denard. Le système mercenaire mis en place par Paris trente ans plus tôt est brisé car il ne correspond plus aux nouvelles relations internationales. Malgré des velléités de poursuite d’opérations dans la décennie 1990, les soldats de fortune français ne parviennent pas à s’adapter. Ils ont été des outils de la « Françafrique » et n’adoptent pas la forme entrepreneuriale. Les années 1990, comme l’illustre le discours de François Mitterrand à La Baule en 1990, doivent être celles de la démocratisation de l’Afrique. Le rôle des mercenaires comme déstabilisateurs de certains régimes africains ou de garants du maintien de dictateurs pousse l’ONU à adopter une Convention contre l’utilisation de mercenaires qui fragilise encore davantage la place des héritiers de Denard face aux SMP (société militaire privée) anglo-saxonnes. L’ouvrage relate l’aventure des « Affreux » mais éclaire également une face cachée des relations internationales et des leviers qui ont permis de maintenir l’influence française au Sud du Sahara. ♦
(1) Le syndrome Foccart. La politique africaine de la France de 1959 à nos jours, Gallimard, 2012 ; 848 pages.