Production d’armement, mutation du système français
Jean-Paul Hébert continue avec constance et bonheur à creuser le sillon qui a fait sa notoriété, aussi bien sinon plus dans les cercles de la défense que dans l’université. En effet si l’alma mater a reconnu son travail d’économie de la défense par un titre de docteur en théorie économique (mention très honorable et félicitations du jury), l’institution de défense l’a consacré avec le prix du SGDN qui lui a été attribué cette année même, sans parler de la place que tiennent ses ouvrages dans les bibliothèques de l’École militaire.
Après une étude sur les ventes d’armes – sujet ayant contribué à attirer nombre de chercheurs vers les études de défense – publiée chez Syros en 1988, puis un premier panorama de l’industrie française de l’armement en 1991 (La Documentation française, avec une préface de l’ingénieur général de Saint Germain), il nous donne aujourd’hui ce livre qui approfondit avec minutie le « complexe militaro-industriel à la française ».
Nombreuses statistiques à l’appui, puisées aux meilleures sources, Jean-Paul Hébert analyse ainsi successivement les structures et performances respectives des secteurs du nucléaire, de l’aérospatial, de l’électronique. Il montre aussi le rôle de l’État producteur d’armes, héritant d’arsenaux et les transformant, non sans mal, en sociétés de droit (presque) commun, à l’instar de Giat Industries (chapitres 3 à 6).
Cependant ce livre n’est pas que descriptif, l’auteur y défend une thèse, la même d’ailleurs qu’il a soutenue à l’université de Grenoble. L’idée avancée est que le secteur français de l’armement connaît aujourd’hui une transformation qui ne se résout pas en une simple réduction de son importance dans le système économique : baisse du chiffre d’affaires, décroissance des effectifs, concentration des entreprises. Il s’agit en outre d’un changement de mode de régulation. Jusqu’ici, on avait trouvé un modus vivendi qui arrangeait les industriels autant que l’État. Celui-ci, ébranlé par le constat de sa dépendance pendant la crise de Suez, se satisfaisait de disposer d’un secteur technologiquement performant, capable de l’approvisionner pratiquement dans toutes les catégories de la panoplie militaire. De leur côté, les industriels se savaient protégés de la concurrence étrangère aussi bien que des aléas conjoncturels par une programmation militaire plus soucieuse du niveau des plans de charge que de la réduction des coûts. Ce compromis – terme qui revient sans cesse dans l’ouvrage – a connu sa forme la plus achevée dans le domaine nucléaire, dans lequel l’auteur transpose le concept de « salaire d’efficience », pris à l’économie du travail. Selon lui, le financement à guichet ouvert offert par l’État à ce secteur a eu pour récompense une qualité et une fiabilité du produit que nul, apparemment, ne discute.
Aujourd’hui ces compromis sont remis en cause, dès lors que face à la montée de l’idéologie des « dividendes de la paix », on s’est avisé que si la sécurité n’a pas de prix (pas encore), elle a un coût, selon l’heureuse expression du contrôleur général Cailleteau. Pour Hébert d’ailleurs, cette tendance au réalisme est accentuée par une « mutation de la guerre » qui ne produirait plus de « l’imaginaire social ». En d’autres termes, on s’aviserait que le rang de la France ne passerait plus nécessairement par la puissance militaire. Le résultat en est qu’apparaissent « des objectifs nouveaux de contrôle politique, de maîtrise des prix ». Ce dernier point fait l’objet du chapitre 8 très fouillé, analysant techniquement la dérive des prix, dont on sait qu’elle est l’une des préoccupations principales de l’actuel délégué général pour l’armement.
Finalement, Jean-Paul Hébert nous offre un remarquable ouvrage de référence, un « usuel » comme on dit dans les bibliothèques. ♦