Mers el-Kébir (1940) : la rupture franco-britannique
Ce livre réveille de douloureux souvenirs. En novembre 1940, à mon premier embarquement, les carrés étaient encore pleins des histoires de cette tragédie et de celles des gens qui avaient été expulsés manu militari de leurs bâtiments dans les ports anglais. En France, on a tendance à passer l’affaire sous silence, comme si elle était honteuse, alors que près de 2 300 marins sont morts les 3, 4 et 6 juillet 1940, pour la France. Chez les Britanniques, elle a laissé un goût amer : « Presque inepte dans son manque de sagesse », l’a qualifiée l’amiral Andrew Browne Cunningham qui a su éviter le pire à Alexandrie.
Nos deux auteurs ont surtout cherché à faire le point sur l’enchaînement d’événements vieux de plus de 50 ans. Bien des archives publiques ou privées sont maintenant ouvertes, mais certains documents ont disparu, de nombreuses conversations téléphoniques n’ont laissé aucune trace. Le combat lui-même est traité assez brièvement (il n’a duré qu’un quart d’heure). J’ai relevé quelques erreurs de détail. Page 143, il faut lire nord-ouest au lieu de nord-est, ce qui explique l’importance de l’épi du phare de Mers el-Kébir et du vieux fort espagnol construit sur cette pointe. Pour ceux qui connaissent bien cette rade, on ne pouvait pas amarrer autrement les cuirassés que mouillés devant sur une ancre et l’arrière à la grande jetée. Une autre solution aurait été de les accoster à celle-ci, cap au nord, mais l’appareillage aurait été très long, voire presque impossible par vent de nord-ouest dont les rafales descendent par la gorge de Lalla Khédidja et collent les navires à la jetée.
La dispersion des canons de 330 ne m’a pas étonné. J’ai connu celle des 380 du Richelieu à laquelle on a radicalement remédié en décalant de quelques dizaines de millisecondes la mise à feu des deux pièces d’une même demi-tourelle. Que Fenard, premier commandant du Dunkerque, l’ait cachée correspond bien à la fâcheuse réputation dont jouissait ce curieux personnage. Plus surprenants sont les autres défauts du matériel d’artillerie du Strasbourg. Je crois inexact de dire que nos sous-marins n’étaient pas au point. Ils avaient des faiblesses, dont leur fragilité au grenadage. Après tout, le Bévéziers a torpillé le cuirassé Resolution devant Dakar en septembre 1940. En fait, toutes les marines, y compris la Kriegsmarine, et Churchill lui-même raisonnaient en termes de bataille du Jutland et de raiders de surface, les cuirassés « de poche » type Deutschland ayant lancé une course aux armements navals qui passera par les Scharnhorst et les Bismarck chez les Allemands.
Des deux bords, la qualité des hommes a joué un rôle majeur. Chez nous, Darlan était une forte personnalité, respecté par les hommes politiques, jouissant dans la Marine d’une autorité indiscutée, mais beaucoup ne l’aimaient guère (le cadet de ses soucis). Son homologue britannique, Dudley Pound, était un homme malade, ayant un faible prestige dans la Royal Navy et peu d’influence sur Winston Churchill qui méprisait les amiraux et s’attribuait des compétences navales. Pour Noguès, le 19 juin, il se fait mettre à sa disposition pour 3 jours le capitaine de corvette Bataille, commandant le torpilleur Simoun, indisponible dans le port d’Alger. Cet officier revient de Bordeaux dans la nuit du 20 au 21 juin et transmet à Noguès l’intention de Darlan de s’installer en Afrique du Nord avec la flotte pour continuer la lutte ; c’est au moins ce que Noguès a compris. Le 24 juin, le vice-amiral commandant la Marine à Alger lui lit un message de l’amirauté française parlant du « résultat illusoire » d’une prolongation de la lutte en Afrique du Nord et dans les colonies. Il demande : « Alors que faire ? » ; l’amiral répond : « Obéir et se taire ».
Cette réponse illustre bien l’état d’esprit qui régnait alors dans la Marine. En toute rigueur, le gouvernement était légal et légitime. Les pleins pouvoirs « de tous ordres » ne seront votés au maréchal Pétain que le 10 juillet. Ensuite, pour beaucoup d’entre nous, les attaques successives des Britanniques ont renforcé le sentiment de légitimité vis-à-vis de Vichy, au moins jusqu’en novembre 1942.
De leur côté, les marins de la Royal Navy ont obéi à leurs ordres, bien souvent à contrecœur, comme semble le prouver ce qui a été trouvé sur certaines torpilles lancées sur le Dunkerque, le 6 juillet. Dans son ouvrage, La marine française et la guerre 1939-1945, Philippe Masson s’élève avec vigueur contre la thèse du sabotage : on aurait découvert la même chose sur deux torpilles lancées à Tarente le 11 novembre 1940 contre l’escadre italienne.
Je peux apporter deux témoignages. Le 30 mars 1941, lors d’une tentative d’interception d’un convoi français devant Nemours, le croiseur Southampton exécute en deux salves la batterie côtière qui a ouvert le feu sur lui, mais ni lui ni les quatre destroyers qui l’accompagnent ne tirent sur l’escorteur du convoi (j’étais jeune officier sur ce bâtiment, le même Simoun) qui s’est contenté de protéger les navires marchands en manœuvrant à grande vitesse. Au début 1943, lors d’escales à Gibraltar en venant du Maroc, j’ai constaté une grande recherche d’amabilité, en particulier de la part de l’amiral Sir Algernon Willis, commandant la Force H, ancien chef d’état-major d’Andrew Cunningham, que j’ai reçu à la coupée du La Grandière, étant officier de garde.
Le 3 juillet 1940, on est peut-être passé assez près d’une solution négociée, mais Churchill voulait l’épreuve de force. ♦