Histoire des doctrines politiques aux États-Unis
Ce petit livre dense, publié après la campagne « sans éclat » qui vit l’élection de Clinton, fait bien apparaître la continuité idéologique qui domine la vie politique américaine. Le premier cliché qui a cours chez nous, à savoir la fidélité à des « principes radicaux, voire utopiques », empreints de « sérieux et de rigueur », incluant l’« apport doctrinal de la philosophie des Lumières » et véhiculés au cours des ans par d’austères barbus descendants des puritains du Mayflower, se trouve pleinement confirmé ; la vertu se porte toujours en bandoulière.
Il en est de même de l’obsession de la liberté, politique et économique, au point que la réflexion conduit à se demander si la différence fondamentale entre nos conceptions de la démocratie n’est pas que la notion de liberté tient la première place aux États-Unis, alors que ce serait plutôt l’égalité qui prévaudrait dans les esprits français. L’insistance sur le rôle dirigeant des élites n’a rien non plus pour surprendre : John Adams semble bien proche des despotes éclairés ; intellectuels, membres des professions libérales, détenteurs de la propriété et du savoir forment une aristocratie qui revendiqua sans vergogne le pouvoir. Le lecteur de La case de l’oncle Tom ne sera pas étonné de constater que la question de l’esclavage, émaillée de non-dits et d’hypocrisies, apparut très tôt et suscita des polémiques bien avant la naissance de Scarlett. On retrouve enfin sans surprise la répugnance pour la colonisation à l’européenne et la préférence accordée à la formule de la porte ouverte appuyée sur un réseau de bases, succédant à l’« isolationnisme hautain » de Monroe.
En revanche, d’autres images qui nous sont familières sont ici mises à mal. Le fédéralisme ne s’est pas imposé facilement ; si la « prise de conscience d’une cause commune » avait prévalu lors de la rupture avec l’Angleterre, Jefferson est présenté, au moins initialement, comme un ardent défenseur des droits des États ; mais surtout, la représentation schématique que nous nous faisons souvent d’un clivage traditionnel comparable à notre moderne bipolarisation vole en éclats. Le « roi Andrew » (Jackson), leader démocrate, incarna certes assez bien ce que nous entendons par gauche et n’échappa pas aux accusations de démagogie, voire de vulgarité, de la part des bien-pensants de Nouvelle-Angleterre. Cependant c’est le républicain Lincoln qui lia son nom à l’émancipation des Noirs. Un autre républicain, Théodore Roosevelt, pratiqua autant le « progressisme » que le démocrate Wilson. En fait, l’auteur met en relief l’« extrême confusion des luttes politiques » : déjà la première Constitution, celle de 1781, « entérinait un désordre provisoire » ; bien plus tard, Franklin Roosevelt « n’affichait ni doctrine, ni programme », pas plus qu’il n’est possible d’en découvrir dans le message de Kennedy. On se réfugie dans les slogans : « la formule New Deal est vague à souhait », tout autant que la « Great Society » de Johnson. Quant à Clinton, il est à situer dans « la zone ambiguë libérale-activiste-progressiste ».
Peu de débats d’idées ; une tradition de « pragmatisme tâtonnant » ; une lignée de grands présidents qui agirent de façon « instinctive et parfois contradictoire » ; une société qui s’interroge et qui découvre en elle-même des paradoxes gênants, voici les teintes du tableau clair-obscur signé Poli, où s’efface la caricature simpliste, où l’accumulation des nuances nous a paru rendre en de rares passages le texte un peu touffu (par exemple aux chapitres VII et XI) et devant lequel on sent que les schémas rassurants sont insuffisants. Est-ce étonnant de la part d’un immense et puissant pays qu’aucun amendement n’obligea à lire Descartes ni André Siegfried ? ♦