Polices et sociétés en Europe
Le commissaire divisionnaire Monet signe ici un des premiers ouvrages d’une collection intitulée « Vivre en Europe ». La notion de police à la disposition du pouvoir central ne s’est imposée qu’assez tardivement. L’institution reste hétérogène et ses missions sont multiples. Ainsi qu’il apparaît dès la préface, rédigée par un spécialiste britannique et fort élégamment traduite, parler de polices au pluriel n’est pas simple boutade de journalistes. Une forte diversité marque l’organisation, rendue encore plus complexe dans les États fédéraux : « Rien n’est moins monolithique, plus divisé, traversé par des conflits de pouvoir internes et des rivalités chroniques ». Le sentiment de légitimité est un souci majeur : la police a « besoin du soutien et de la collaboration du public », tout en étant l’œil du pouvoir. Détentrice de l’information et de la force, elle « entretient des rapports ambigus avec la démocratie ».
Dans son étude comparative très documentée des polices européennes (les Douze), l’auteur procède horizontalement, ce qui est à l’évidence plus satisfaisant qu’une énumération pays par pays. Des cartes fort claires fournissent le niveau des effectifs et celui de la délinquance. Ainsi on viole énormément les Danoises et chichement les Portugaises, sans que l’on sache pour autant dans quelle mesure interviennent les appas des intéressées, l’efficacité policière ou… « l’état embryonnaire de l’appareil statistique » à Lisbonne. Quant aux vols dans les voitures, la pudeur veut que les chiffres pour l’Italie « ne soient pas disponibles » ; à chacun sa spécialité. Dans cette somme d’informations, on en aimerait plus sur le « Conseil national de sécurité » français (page 117). Cela étant, apparaissent beaucoup de similitudes dans le recrutement et la formation, le taux de féminisation et de syndicalisation, les méthodes et le recours à des procédés scientifiques. Partout les grandes métropoles posent de redoutables problèmes et les défis à relever sont communs : maintien de l’ordre, terrorisme, drogue, hooliganisme, criminalité en col blanc… Il n’est donc pas étonnant, même si les « modèles » diffèrent, que ces ressemblances sécrètent une culture policière « centrée autour de valeurs voisines » (sic).
Sur cette culture, bâtie sur fond de « vision sombre et de discours moralisateur », le commissaire n’est pas bon enfant : « une ignorance des lois qui n’a d’égale que la méconnaissance des usagers eux-mêmes… », un conservatisme qui « privilégie le regard à ras de terre… et l’anti-intellectualisme ». Force est de croire l’expert mais, à la décharge de nos policiers, on pourrait signaler à l’auteur que l’aigreur de certaines relations hiérarchiques internes n’est pas particulière à la police et que les « plaisanteries égrillardes » ne sont pas une exclusivité des commissariats. Même pessimisme et même sévérité à l’égard des résultats obtenus : face à une criminalité « qu’il ne faut pas dramatiser » d’ailleurs, « le sentiment d’insécurité diminue, ce qui est le cas en France tout au long des années 80 » (sic), « la police réagit de façon routinière, se contentant de réclamer davantage d’effectifs et de moyens matériels ». La politique de présence est illusoire et ne sert qu’à faire « émigrer la délinquance dans les secteurs voisins ». La relation de mai 1968 insiste surtout sur les erreurs des autorités politiques et universitaires et sur celles de la police, laquelle peut être « immédiatement responsable de la violence » par « des réponses maladroites et des décisions malheureuses » contre des « foules plus bruyantes que dangereuses ». En cela, elle reproduit un schéma ancien : « la criminalisation des couches sociales les plus défavorisées et la confusion entre classes laborieuses et classes dangereuses ». La crainte devant l’ouverture des frontières ? Ce ne sont que « déclarations alarmistes » et « discours catastrophiques », bons pour les « penseurs de la décadence », des prétextes pour diviser la future société européenne entre « bons immigrants qu’il faut intégrer et mauvais immigrants qu’il faut expulser ».
De l’intérieur d’un système, la critique est souvent fondée et il vaut mieux la « servir nous-mêmes avec assez de verve… » que de se lancer dans de stériles déclarations hagiographiques. Bien placé pour juger, le commissaire Monet a sans doute raison et son travail perdrait de sa valeur s’il n’était sincère. Toutefois, cette rudesse confinant au pamphlet suscite un sentiment de gêne. Réaliste ou démagogue ? Lucide ou faux frère ? Est-ce volontairement que le lecteur est amené à conclure que souvent tout irait mieux si la police n’était pas là ?
Pour notre part, nous retiendrons de cet ouvrage fort bien écrit un historique dense sur un sujet peu exploré, une étude approfondie de l’institution policière, de ses missions et de ses limites, de remarquables tableaux de la grande criminalité et du terrorisme, une mise en perspective des innombrables rouages de la nécessaire coopération européenne en marche vers Europol. Un second aspect, nettement plus « engagé », mérite réflexion. Faut-il se résigner, pour reprendre une citation puisée outre-Atlantique, à ce que « les grands groupes criminels internationaux constituent bientôt des acteurs politiques et économiques majeurs », tandis que des policiers sans imagination patrouilleront dans une vaine recherche de délinquants mineurs ? ♦