Géopolitique de l’Asie
L’auteur découpe l’immense continent en trois sous-ensembles : le Heartland cher à ses confrères géopoliticiens, l’Asie péninsulaire et insulaire du Sud-Est, enfin les régions du Sud et du Sud-Ouest dominées par le fait islamique ; partage rationnel, où l’Inde trouve toutefois difficilement sa place. Un thème principal apparaît : le cœur continental, qui domina les années 1950 et fit trembler l’Occident, s’est fissuré puis cassé, en grande partie sous l’effet de l’orgueil et du pragmatisme chinois, au profit des puissances maritimes ; parmi celles-ci, le Japon est en train d’établir pacifiquement une sphère de coprospérité selon des enveloppes concentriques. Voilà donc à nos yeux le message central, repris et synthétisé plus loin dans une conclusion remarquable. La dernière partie, consacrée à la « vaste zone où l’ensemble des relations internationales s’articulent sur l’islam » est par nature plus disparate, comme il est normal dans une situation « en clavier de piano, où chaque touche exprime une note dissonante avec la voisine dans une symphonie régionale discordante ». Un zeste d’Israël, une pincée de Syrie, une relation expresse de la question palestinienne ne constituent ici qu’un aide-mémoire, par ailleurs dense et précis. Nous y avons relevé un autre thème majeur : l’incompatibilité entre l’intégrisme musulman et le développement économique, comme le montre déjà loin vers l’est le dilemme malais.
Outre un fonds riche et actualisé, le lecteur appréciera le choix de titres évocateurs (les triangles emboîtés de la Thaïlande), d’images colorées (l’interminable pont de la grande digue indonésienne) et d’heureuses formules (la guerre du Golfe, offensive des médias autant que percée technologique). Il jugera sans doute les nombreuses cartes parlantes, mais vilaines et grossières. Il s’étonnera, quant à la forme, de l’alternance de belles envolées, écrites dans un style vivant et agréable, et de passages bâclés. Recommandons par exemple sans réserve « la Chine à deux vitesses » – p. 55 à 61 –, « Sibérie à vendre ou à prendre » – p. 122 à 128 –, ou encore la description du déclin du prestige indien, depuis le rôle de coryphée joué à Bandoung jusqu’au « coup d’épée dans l’eau » de l’intervention cinghalaise – p. 229 à 231. En revanche, il arrive que la forme présente ailleurs des faiblesses. Certes une note de lecture n’a pas pour vocation d’examiner les virgules et il serait mesquin de signaler une bizarre allergie à la lettre « c » qui fait imprimer putsh, untermensh et Shengen (d’autant plus que l’origine est ici germanique et non asiatique) ; mais nous avons déniché quelques phrases carrément incorrectes, comme celle qui cite ces « Azéris… pour qui les Turcs vont s’intéresser de plus en plus », ou celle où l’on estime que « la table des négociations… doit d’abord faire asseoir… » Il a manqué une relecture.
Ces remarques superficielles ne sauraient masquer l’essentiel. Chacun peut trouver ici matière à réflexion, par exemple dans ces frontières qui délimitent rarement d’authentiques « États-nations », mais forment autant de nasses qui piègent les minorités ethniques ; dans la montée en puissance des petits « tigres futurs dragons » relevant d’une sorte de promotion de PVD (pays en voie de développement) en NPI (Nouveau pays industrialisé) et laissant de côté (pour le moment) le Vietnam où « après le dénuement industriel, on aborde le temps de la famine » ; ou encore dans ces cibles possibles du droit d’ingérence que sont la Birmanie ou le fantomatique Kurdistan. Le livre fournit enfin l’occasion de méditer sur des bilans (la formule « l’Europe jusqu’à l’Oural » ne signifie plus rien ; l’URSS a plus payé que reçu au Proche-Orient) et de poser des questions d’avenir parfois surprenantes, mais lourdes de signification : vers un nouvel axe nippo-germanique ? Ce que nous retiendrons avant tout sont ces ultimes phrases fort explicites et bien venues : « Glacée pendant quatre décennies, l’Asie dégèle. Celle du Soleil levant par le négoce, celle du Soleil couchant par le Croissant… Le cœur éclate et l’épiderme tire en tous sens ». ♦