Somalie, la guerre perdue de l’humanitaire
Stephen Smith, journaliste à Libération, est un homme honnête. Quand il débarque en Somalie, avoue-t-il, il ne sait rien du pays ; mais il s’y connaît en horreurs, ayant vu à l’œuvre au Liberia « des combattants affublés de perruques, de robes de mariées et de lunettes de soudeur, ivres de chanvre indien, d’alcool et de sang ». Après quelque dix reportages en Somalie, de juillet 1990 à juillet 1993, il ne prétend pas avoir tout compris ; mais s’il se garde des jugements péremptoires, il témoigne, et ils ne sont pas si nombreux à l’avoir fait, en première ligne et à grands risques. D’où le prix de cette relation bien enlevée.
Lorsqu’en 1960 la Somalie indépendante naît de l’union du Somaliland et de l’Afrique orientale italienne, elle a plus d’atouts dans son jeu que nombre d’États africains : une population homogène d’ethnie, de langue, de religion et de mode de vie (nomade il est vrai), et une démocratie installée d’emblée, jusqu’à ce qu’en 1969, Siad Barre s’empare du pouvoir. Cependant, l’union des Somalis est incomplète et l’irrédentisme alimentera guerres extérieures et civiles, situation favorable aux rivalités de l’Est et de l’Ouest. La sécheresse s’en mêle et, dès le début des années 1980, la Somalie est le pays d’Afrique le plus assisté.
La dictature durera tout de même 20 ans, pour s’écrouler en janvier 1991 – sous les yeux de notre reporter – devant une insurrection populaire sans « grands chefs », la Villa Somalia, résidence de Siad Barre, prise comme une Bastille et Mogadiscio livré au pillage des Cattle Boys [« cattle » signifie « bétail »] déferlant de leur brousse et qui n’en avaient jamais tant vu. Le dictateur à bas et les War Lords encore dans l’ombre, l’ONU, estime l’auteur, a manqué là l’occasion. Il est vrai qu’en ce début de 1991, c’est le Golfe qui compte !
Alors commencent les luttes de clans, dans la complexité desquelles le journaliste se refuse à entrer, et le partage de la capitale entre les deux principaux chefs de factions, Mohamed Farah Aïdid et Ali al Mahdi. Suicide national, dit Stephen Smith : c’est d’abord à la guerre que la famine est due.
Guerre ou pas, il faut aider et, pour cela, que les sauveteurs soient protégés. Voilà les organisations humanitaires piégées, et la première d’entre elles. Médecins sans frontières (MSF), lie partie avec Aïdid. Ce choix, compréhensible sinon obligé dans l’urgence, aboutira, en mai 1993, au départ spectaculaire de l’organisation.
Lorsque, le 9 décembre 1992, les Américains débarquent, le monde entier, ou presque, applaudit. L’entreprise est amplement justifiée, et paraît facile. On sait ce qu’il en est advenu, le meilleur, dans ce guêpier, étant le fait des Français [opération Oryx], à Hoddur d’abord (réussite sans lendemain), à Baïdoa ensuite. Y avait-il mieux à faire que ce gros déploiement de forces ? C’est à la politique tentée un temps par l’Algérien Mohamed Sahnoun, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en avril 1992, que va la faveur de l’auteur, et à son idée d’un vrai dialogue mené, non avec les seigneurs de la guerre, mais avec les Somaliens dignes ; Stephen Smith nous montre qu’il en existe. Au lieu de quoi les Nations unies ont, pour la première fois, identifié un ennemi à combattre : Aïdid.
Dans la relation de l’évolution politique des années de crise, on appréciera maintes notations inattendues, voire pittoresques : la rencontre quasi quotidienne, au temps de la dictature, de Siad Barre et de l’ambassadeur d’Italie ; une entrevue avec Aïdid, chantre d’une société nomade où la démocratie est de très ancienne tradition ; l’impossibilité d’un désarmement complet ; l’obligatoire qat-party du début d’après-midi qui lance, en une sorte de five o’clock, des « combattants » euphoriques lâchant sans viser des rafales imprévisibles ; les ressources variées qui alimentent la guerre, et dont les plus riches sont le détournement de l’aide et la prestation de services aux ONG ou à l’ONU.
Ainsi l’auteur nous fait-il voir la guerre en son authenticité surprenante ; c’est son plus grand mérite. S’il juge, c’est avec prudence. Face à une nouvelle situation de ce type, dit-il, la réponse, quelles que soient les imperfections qu’il dénonce ici, ne saurait être : « On ne bouge pas ». ♦