Hassan II-La mémoire d’un roi
Dans ce document exceptionnel, Hassan II, roi du Maroc depuis 32 ans, répond à toutes les questions du journaliste Éric Laurent. Le dialogue proposé au lecteur aborde une large gamme de sujets que l’on peut regrouper en trois rubriques : politique intérieure du Maroc, analyse d’événements spécifiques qui ont marqué la diplomatie internationale au cours des 30 dernières années, évolution des relations entre Paris et Rabat.
En ce qui concerne la politique intérieure, le souverain alaouite nous fait part de ses sentiments sur certains événements notables qui ont façonné l’histoire de ce pays : émeutes de Casablanca en 1965 puis en 1981, scission au sein de l’Istiqlal et création de l’UNFP (Union nationale des forces populaires), succès extraordinaire de la marche verte en 1975… Une place particulière est également accordée aux deux complots qui ont failli ébranler le régime : en 1971 l’action désordonnée des cadets dans le palais de Skhirat et en 1972 l’opération avortée contre le Boeing 727 qui transportait le roi. L’implication du général Oufkir, organisateur du deuxième attentat, est aussi soulignée dans l’affaire Ben Barka. Sur cette question sensible, Hassan II nie toute responsabilité dans la disparition de l’opposant marocain. Le numéro un chérifien prétend au contraire avoir toujours entretenu des rapports d’amitié avec son ancien professeur de mathématiques. Les réflexions du monarque sur certaines questions sont également intéressantes ; elles touchent les matières les plus diverses : condamnation de l’économie dirigiste (qui a notamment ruiné son voisin algérien), étude des particularismes de l’islam au Maroc, jugement sur le catholicisme qui « n’a pas pris position assez ouvertement contre certaines outrances dans l’organisation de la société », en particulier dans le domaine de la cellule familiale, opinion sur l’avenir du Maroc voué à moyen terme à la décentralisation (octroi d’une large autonomie aux régions à l’instar des Länder allemands).
Les chapitres sur la politique étrangère sont aussi riches en informations de toutes sortes. La complexité des relations avec l’Algérie et l’ambiguïté des rapports avec la Libye sont évoquées avec une très grande franchise. Kadhafi est ainsi accusé d’avoir plusieurs fois tenté de renverser le roi du Maroc, en fournissant notamment une aide importante au Polisario. Le soutien libyen aux Sahraouis prendra d’ailleurs fin après la signature le 13 août 1984 de la surprenante (mais pragmatique) union entre le Maroc et la Libye. L’affaire du Sahara occidental, qui a eu des implications régionales importantes (différend avec l’Espagne, développement jusqu’en 1984 d’une situation conflictuelle avec la Libye, détérioration des relations avec l’Algérie), a certainement constitué l’épine la plus douloureuse qui perturba la diplomatie de Rabat. Bien que présentée d’une façon subjective qui met en relief les droits du Maroc sur ce territoire controversé, la question a le mérite d’être abordée clairement.
L’examen du conflit israélo-arabe présente un intérêt particulier en raison des événements intervenus au Proche-Orient. Selon le souverain chérifien, « les fossoyeurs de la cause arabe ont été les Arabes eux-mêmes » qui n’ont pas accepté le premier partage de l’ONU en 1947. Hassan II fait également porter la responsabilité de la guerre des Six Jours sur Nasser qui, quelques semaines avant le début des affrontements, a demandé le départ des Casques bleus de la région d’Akaba pour attaquer l’État hébreu. Le roi du Maroc rappelle à ce sujet les actions courageuses qu’il a menées pour servir de modérateur dans cet antagonisme tragique. Le monarque marocain a notamment été le premier chef d’État arabe à rencontrer en 1970 le président du Congrès juif mondial Nahum Goldman. Par la suite, il sera l’initiateur du plan de Fès en 1982 (ébauche d’un règlement de paix au Proche-Orient), aura des conversations secrètes avec Moshe Dayan et Itzhak Rabin, puis un entretien officiel avec Shimon Pères à Ifrane en 1986. Tous ces échanges ont probablement contribué à mettre en route le processus de déblocage d’une situation figée.
Les opinions du souverain alaouite sur certains personnages clés de l’histoire contemporaine sont utiles à analyser. Le chef de l’État marocain a visiblement été impressionné par les fortes personnalités de Jean-Paul II, du roi Juan Carlos et, chose surprenante, d’Alexis Kossyguine [président du conseil des ministres de l'Union soviétique de 1964 à 1980] en raison de « sa connaissance profonde des dossiers et d’une ouverture d’esprit étonnante ». Son amitié avec le Shah d’Iran ne l’empêche pas de citer les erreurs commises par l’ancien maître de Téhéran : éducation dans un collège suisse en dehors de la civilisation musulmane, nomination de la shabanou au poste de régente (l’accession d’une femme à cette position était contraire aux mœurs iraniennes).
Le développement des relations avec la France mérite un regard attentif en raison des nombreux grains de sable qui ont gêné le bon déroulement des échanges entre Paris et Rabat. L’affaire Ben Barka, les positions prises par l’association « France liberté » et la parution du livre Notre ami le roi ont provoqué des tensions entre les deux pays. Dans les périodes difficiles, des contacts ont cependant été maintenus par les canaux de la diplomatie parallèle qui, selon Hassan II, sont hautement nécessaires dans tout processus de coopération entre deux Nations. Dans cette rubrique perturbée des rapports franco-marocains, le monarque donne des appréciations sincères sur les chefs d’État français qu’il a côtoyés. Il qualifie notamment le général de Gaulle (avec lequel il a cessé toute relation directe après l’affaire Ben Barka) « d’homme du secret qui aimait bien les émissaires inattendus, parfois inimaginables », et souligne le caractère cultivé de Georges Pompidou. Le souverain avoue toutefois que, de tous les présidents français, c’est avec Valéry Giscard d’Estaing qu’il a entretenu la plus grande complicité. Sur ses rapports avec François Mitterrand, le roi du Maroc prétend n’avoir jamais eu de problème majeur. Par sa connaissance profonde des arcanes de la politique française et des traits de notre société, Hassan II se révèle ainsi beaucoup plus proche de notre pays qu’on ne le pense.
Ce livre ne nous révèle pas uniquement certaines facettes du caractère et l’étendue de la culture du souverain chérifien ; il plonge aussi le lecteur dans de nombreux dossiers qui ont marqué l’histoire des relations internationales au cours des trois dernières décennies. Pour un certain nombre d’événements, en particulier ceux concernant le conflit israélo-arabe, ce document riche en anecdotes souligne le rôle important joué par Rabat. Cet ouvrage présente donc un intérêt évident, non seulement pour tous ceux qui manifestent une grande curiosité pour le Maroc, mais également pour tous les étudiants et analystes qui suivent de près les faits marquants de l’actualité mondiale. ♦