Les industries européennes d’armements
Il est possible de distinguer deux aspects dans l’ouvrage de M. Carroué, dominé bien entendu par la situation inquiétante de tout un pan d’activité industrielle. Le premier est une étude objective extrêmement documentée (notamment en troisième partie) sur les industries d’armements des principaux États d’Europe de l’Ouest. Le spécialiste y trouvera des descriptions précises et des données chiffrées détaillées. Le profane en retiendra essentiellement trois éléments : la mise en évidence, appuyée sur une série de cartes fort explicites, de la concentration géographique autour des capitales et de certaines grandes villes ; la vulnérabilité des industries française et britannique qui ont pratiqué le « tout militaire » et rendu des agglomérations entières totalement dépendantes du secteur, risquant ainsi de transformer « des îlots de prospérité en un océan de désindustrialisation » face à des firmes allemandes plus diversifiées en particulier grâce à la structure fédérale du pays : enfin, les difficultés de ceux qui, comme l’Italie, l’Espagne et la Belgique, ont espéré venir jouer dans la « cour des grands », mais qui, malgré de bons résultats dans certains créneaux, ne sont pas parvenus au niveau qualitatif et surtout quantitatif voulu.
« Séisme » en Grande-Bretagne, « effondrement » en Wallonie… quitte à commencer par la fin, il nous a paru utile de parler d’abord de ce tableau plutôt catastrophique (en attendant une politique commune européenne sans doute souhaitable) avant de passer au deuxième aspect, plus général, celui d’un message pressant en faveur d’une reconversion malaisée mais indispensable. Après avoir judicieusement rappelé la teneur exacte de la déclaration de Eisenhower sur le « complexe militaro-industriel », l’auteur dépeint la montée sans frein des commandes militaires dans la période 1975-1985 et la croissance corrélative des industries d’armements dans une perspective plus politique qu’économique, favorisée en outre par le « lobbying » tant au niveau communautaire que national, dans un pays comme le nôtre où l’effectif du corps des ingénieurs de l’armement est quadruple de celui de leurs homologues des mines. Le système finit par rouler pour lui-même, ainsi que le rappelle une remarque sévère de Pierre Marion citée page 84.
Or, dans une chasse sans concession aux idées reçues, Laurent Carroué met à mal de façon vigoureuse, voire un tantinet polémique, le mythe des « retombées ». Pour lui, « la militarisation sape la compétitivité » et « le degré de militarisation est inversement proportionnel à l’efficacité des industries ». Si le poids sur les budgets nationaux conduit à l’« asphyxie », les bénéfices tirés des exportations d’armements sont de leur côté un « leurre » ; les exemples allemand et japonais en sont l’illustration la plus frappante. Il faut en finir avec ces « richesses englouties », l’« écrémage du potentiel humain », ces « choix militaires maintenus avec aveuglement ». Il n’est que temps de « désintoxiquer » des économies « malades de la domination du militaire », de réorienter la recherche et d’amorcer cette reconversion dont l’auteur mesure plus que tout autre les difficultés. Il n’existe d’ailleurs pas d’autre solution : « Entre septembre 1991 et septembre 1992, les deux tiers des emplois manufacturiers supprimés aux États-Unis appartiennent à des firmes militaires ».
Le lecteur ne demande qu’à être convaincu. Il se pose toutefois quelques questions : compte tenu des indéniables préoccupations stratégiques qui ont guidé, au moins initialement, le déploiement des industries d’armements, les contraintes et les lourdeurs dénoncées ne sont-elles pas celles de l’industrie tout court (par exemple lorsque sont invoquées les « relations lieu de travail-lieu d’habitat ») ? Par ailleurs, peut-on admettre une étanchéité aussi absolue de la cloison entre recherche civile et militaire, alors qu’on nous a tant parlé de l’application des découvertes de la NASA dans notre vie quotidienne ? Peut-être ce lecteur rebelle aura-t-il été indisposé par une kyrielle de fautes d’impression dépassant le niveau habituellement toléré ? Passons sur « Tatcher », l’île de « Wigth », « Withehall » et « Alpha Roméo » puisque les noms propres n’ont pas d’orthographe ; mais cinq fois le substantif « maintient » c’est beaucoup, comme le Pacte de Varsovie « dissou », le pompon étant détenu par le « nul par ailleurs » de la page 67 !
Allons, ne jouons pas les maîtres d’école pour camoufler notre ignorance du sujet. Reconnaissons que nous avons beaucoup appris. Nous avons visité l’arsenal sous la conduite d’un guide qui le connaît sur le bout du doigt : à la sortie, il nous a distribué un tract pour demander sa transformation d’urgence en usine de casseroles, mais il faudra trouver des acheteurs. ♦