Les bases futures de la puissance militaire russe
Ne s’agirait-il pas plutôt des « bases de la future puissance militaire russe » ? C’est en effet dans l’époque contemporaine que l’auteur a choisi deux voies de recherche qu’il a sans doute jugées plus particulièrement révélatrices.
La première, conjoncturelle, porte sur les enseignements tirés par les Russes de l’illustrissime guerre du Golfe. De l’examen minutieux de ce conflit décortiqué sans relâche par les stratèges du monde entier, faute d’autre grain à moudre que le sempiternel siège de Sarajevo ou l’assaut de quelque fort Chabrol somalien, on aurait déduit à Moscou qu’il valait mieux disposer d’une mitrailleuse que d’une arbalète. Les penseurs des bords de la Moskova auraient redécouvert du même coup l’efficacité de la « préparation par le feu », effort qu’ils auraient pu économiser s’ils avaient mieux écouté les récits de leurs parents, ainsi que les effets néfastes d’une excessive « rigidité doctrinale » qui eussent été évidents plus tôt si nous avions évalué d’un regard plus critique les faiblesses de leurs élèves. Les génies de là-bas auraient conclu de tout cela que « désormais, la question cruciale n’était plus la perte de l’initiative, mais la perte de la guerre elle-même » ; autrement dit, être vaincu à plate couture en gardant l’initiative n’est pas tellement rentable. Se tournant ensuite du côté de Bagdad, nos nouveaux amis auraient été amenés à réfléchir sur les charmes de la défensive, la vulnérabilité des chaînes logistiques et la notion de supériorité limitée. Une « américanisation » ? Peut-être, tant qu’il s’agit d’accéder à la haute technologie ; mais quant à la tactique, à en croire ce qu’en révèle l’auteur, voici de futures unités prêtes à reconstituer la Wehrmacht.
À partir d’une « pensée militaire soviétique extraordinairement vivante », mais d’où il n’était sorti qu’un schéma (page 15) à la lecture duquel il est difficile de découvrir la moindre spécificité, les Russes sont parvenus à la conviction de l’urgence d’innovations « d’autant plus impératives que la situation politique se révèle instable, alors que les bases matérielles semblent rigides ». Encore faut-il avoir les moyens de ses ambitions. Le Golfe a en tout cas conduit à une nouvelle perception des menaces et a fourni aux militaires – c’est d’usage constant – des arguments d’ordre budgétaire.
La seconde voie, consacrée à la conversion des industries de défense, de nature plus structurelle, est aussi plus importante en volume. Ce secteur protégé connaissait un « surdéveloppement » au nom de l’« économie mobilisée ». Il visait plus la masse que la qualité. Les motifs politiques du processus « difficile, pénible et souvent confus » qui a été entrepris ont « obscurci les dimensions économiques », mais celles-ci sont bien présentes. Selon l’auteur, ce sont plus des facteurs endogènes que le vertige ressenti devant les programmes américains des années 1980 qui ont déclenché le mouvement. Celui-ci « a peu à voir avec les débats sur les bénéfices de la fin de la guerre froide… Plus que d’une opposition entre militaires et civils, la conversion a été le terrain d’un affrontement entre tenants d’un certain conservatisme en matière d’organisation économique et réformateurs ». Dès lors, il devient malaisé de considérer isolément l’industrie de défense. Jacques Sapir est entraîné à élargir son champ d’investigation. La conversion de l’ensemble de l’appareil productif est en jeu ; elle recherche la diversification, mais doit éviter la désorganisation et le « gaspillage tragique des facteurs de production ». La privatisation de son côté est loin d’être une panacée. Réussie, « la conversion aurait des conséquences contradictoires. Elle accroîtrait le potentiel industriel et technologique de la Russie, tout en diminuant les incitations à utiliser ce potentiel à des fins militaires ».
Le lecteur est éclairé in fine sur les perspectives, d’ici à 2005, de restructuration progressive des forces armées, un événement « autrement plus long et complexe que le simple changement de dénomination de l’ancienne armée soviétique ». Le programme Grachev, exposé succinctement page 119 est repris et précisé en conclusion dix pages plus loin. À l’angélisme de la « tendance atlantique » de l’équipe Gorbatchev s’oppose le réalisme des partisans de la « tendance eurasienne » que préoccupent les risques d’éclatement. Sous cet angle, on comprend que les Russes, inquiets d’un éventuel séparatisme sibérien ou autre, considèrent d’un œil soupçonneux l’activisme occidental (au moins verbal) en ex-Yougoslavie. Il faut chez nous « prendre acte de la légitimité de certains aspects des préoccupations actuelles des responsables russes ». La France et ses alliés ont un rôle à jouer, afin que l’édification de la puissance militaire russe reste compatible avec la sécurité européenne.
Voilà qui est parfaitement clair. Nous avons vivement apprécié ces dernières pages. Pourquoi faut-il qu’auparavant la lecture ait été par moments si « difficile », pour employer un euphémisme. Les experts auraient-ils tant de mal à se muer en pédagogues et à communiquer autrement qu’au sein de leurs cénacles ? Le citoyen moyen, allèche par le titre, ne pourrait-il accéder à la connaissance autrement qu’à la suite d’épreuves initiatiques comportant le déchiffrement de redoutables pages en italique sur le « militarisme paradoxal » ou sur la « culture technologique » dont le sens, finalement simple et raisonnable, n’apparaît qu’après un dur parcours entre les « tendances internalisatrices », les « compromis organisationnels » et la « coagulation des savoir-faire » ?… tout cela pour dire que chaque pays a sa façon particulière d’appréhender les problèmes. Quant aux pseudo-mathématiques du « modèle simple (sic) de l’impact des priorités et des pénuries » décrit pages 96 à 100, nous sommes restés pantois devant.
Il reste donc à savoir à qui est destiné un tel ouvrage. Pour le non-spécialiste un peu paresseux, une solution consiste à commencer la lecture à la page 125 ; une autre est d’attendre calmement l’an 2005 pour aller aux résultats. ♦