Et ils sont devenus harkis
Né en 1956 à Sétif, Mohand Hamoumou est le fils d’un harki qui disparut la même année en Algérie. Un de ses oncles et son beau-frère sont également harkis, alors que trois autres de ses oncles ont pris parti pour la rébellion. Ayant rejoint la France en 1962 avec son beau-frère, il séjourne successivement dans les camps du Larzac et de Rivesaltes, et dans un hameau forestier en Dordogne, avant de se fixer en Auvergne. Il fait alors de brillantes études au lycée de Riom, à l’École normale et à l’université de Clermont-Ferrand (psychologie, droit, sociologie), avant d’entrer à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec) en 1986. Après avoir été instituteur, chercheur et enseignant en faculté, il est actuellement cadre de direction chez Michelin.
Cette remarquable ascension témoigne de la capacité de promotion des fils de harkis, dont l’intelligence et la volonté de réussir rencontrent dans leur entourage encouragement et soutien. En même temps, cet itinéraire et cette formation le mettaient en mesure de recueillir les témoignages des anciens supplétifs et de lever le voile sur une histoire méconnue.
Contrairement à d’autres catégories de réfugiés, les harkis et assimilés ont depuis 30 ans été les oubliés des sciences sociales et historiques, ainsi que de la politique. L’auteur s’emploie donc à écrire leur histoire, de 1954 à nos jours. Soulignant les ambiguïtés du « traître mot » de harki, il décrit les organisations dans lesquelles 250 000 Français musulmans étaient engagés pendant la guerre d’Algérie : harkas, maghzens, autodéfenses, groupes mobiles de sécurité, armée régulière, fonctions publiques et électives. Il évalue alors les effectifs rapatriés et définit la méthodologie de sa recherche, fondée sur la comparaison d’une centaine de témoignages avec les écrits publiés en France et en Algérie.
L’émergence et le développement, de 1830 à 1961, d’une élite francisée sont entravés par les hésitations de la politique française et l’opposition des colons : code de l’indigénat, statut de droit coranique, double collège, trucage des élections, sont les signes caractéristiques de cette évolution. 2 500 personnes environ sont considérées comme francisées en 1954, dont une centaine d’officiers, des élus et des membres des professions libérales, parmi lesquels Ferhat Abbas représente un itinéraire exemplaire. Attachée à la culture et à la présence française, cette minorité vit à l’écart de la population. De 1954 à 1961, les réformes administratives augmentent le nombre des élus (15 000), des hauts fonctionnaires et des officiers. La plupart se sont repliés sur la métropole, en même temps que les employés et agents de l’État, élus locaux, caïds, cadis, cibles privilégiées du terrorisme.
Les « événements de 1954 » sont les prémices d’une guerre révolutionnaire dont l’enjeu est de conquérir la population. Celle-ci serait prête à adhérer à la révolution, mais reste attentiste en raison de la disproportion des forces militaires et du souvenir de la répression de 1945. Dans ce contexte politico-social, l’armée française s’efforce d’engager à ses côtés le maximum de musulmans. Les témoins expliquent avec émotion comment ils sont devenus supplétifs, non par fidélité à la France mais pour des motifs divers liés aux circonstances locales.
Alors qu’il est difficile de devenir moujahid, en raison du manque d’armes et des réticences à commettre un attentat, les pressions de l’armée, allant de la compromission à la violence, constituent l’un des premiers motifs d’engagement. Cependant, ce sont surtout les excès du Front de libération nationale (FLN) qui provoquent la lassitude du peuple et favorisent l’extension des harkas. Moins importantes apparaissent d’autres motivations : la pauvreté, les rivalités de clans et de familles, l’influence des confréries maraboutiques.
La 4e partie revient au thème d’introduction sur le triple silence de l’Algérie, de la France et des Français musulmans eux-mêmes. Dans l’histoire expurgée de l’Algérie, les harkis n’existent pas, le peuple étant unanimement derrière le FLN ; il serait gênant d’autre part de rappeler le massacre horrible de 100 000 opposants en 1962. L’aventure douloureuse des harkis constitue également un épisode honteux dans l’histoire de la France, depuis leur abandon en 1962, dont le gouvernement et une partie de l’armée partagent la responsabilité, jusqu’à l’échec des politiques d’insertion, conduites sans continuité ni détermination. Quant aux harkis, dont beaucoup se sont bien intégrés, contrairement aux descriptions misérabilistes des médias, ils se taisent parce qu’ils sont prisonniers du « carcan idéologique » qui fait d’eux des traîtres et des collaborateurs. « Le FLN, écrit Mme Schnapper, a gagné la bataille de la mémoire ».
Au passage, l’auteur dévoile les contre-vérités de l’histoire officielle : l’existence d’une nation algérienne avant 1830 ; le mythe d’un peuple enthousiaste pour la révolution ; l’assimilation des militaires aux nazis et des harkis aux collaborateurs ; la comparaison entre le massacre de 1962 et l’épuration de 1945 (sans commune mesure par l’ampleur et la cruauté) ; le souvenir d’une décolonisation « généreuse » (« Il fallait tout lâcher, y compris hommes et enfants », écrit Jean Lacouture).
Les « États oublient ce qu’ils ont intérêt à oublier ». L’histoire doit donc être réécrite, en complétant les témoignages recueillis par les données des archives récemment ouvertes au public. Hamoumou conclut en souhaitant que l’Algérie prononce une amnistie générale et que la France, reconnaissant sa responsabilité dans l’abandon, paie sa dette aux Français musulmans. Remarquablement écrit et composé, ce livre douloureux et véridique doit être lu par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des relations entre la France et l’Algérie, ainsi qu’aux problèmes posés par l’insertion des personnes déplacées. Même si l’on ne partage pas toutes ses conclusions, il ouvre un vrai débat. ♦