La décennie qui ébranla le Moyen-Orient, 1914-1923
Voici un « grand petit livre ». Chacun doit désormais l’avoir en sa bibliothèque, ce que son prix modique permettra aux plus démunis. Le titre est explicite et pertinent. S’il pèche, c’est par modestie. La décennie dont il s’agit a fait plus qu’ébranler le Moyen-Orient ; elle en a façonné le visage, grimaces comprises.
On a beau jeu, aujourd’hui, à dauber sur le cynisme des puissances découpant des frontières sans se soucier des gens. Ce n’était pourtant pas une mince affaire que de régler le sort de l’Empire ottoman et des vastes régions sur lesquelles il exerçait, à l’aube du XXe siècle, une autorité vieillotte et plus bénigne qu’on ne la croit souvent. Aussi bien s’en occupa-t-on avant la victoire. Les accords Sykes-Picot, en avril 1916, préfigurent le partage d’influence entre Londres et Paris ; Londres pouvait s’en plaindre, frustrée de Mossoul et de la Palestine, mais les Anglais, qui sont chez eux en Égypte et aux Indes, travaillent au même moment à mettre les Arabes dans la guerre, appâtant le chérif de La Mekke [La Mecque] par des promesses ambiguës dont Lawrence (l’auteur ne fait pas grand cas de Monsieur d’Arabie) s’attristera.
La victoire acquise en 1918, il faut apurer les comptes entre Français, Anglais et Arabes, trois parties prenantes pour un croissant fertile. Damas, libéré par Allenby et Fayçal, est au nœud du problème que l’on s’efforce, à Paris (1919) puis à San Remo (1920), de dénouer. La Grande-Bretagne abandonne à la fin la Syrie à la France (qui se débarrassera méchamment de Fayçal) et s’occupe du reste, dont elle fera l’Irak, la Palestine et la Transjordanie.
On voulait pareillement dépecer la Turquie, lui imposant, le 10 août 1920, le traité de Sèvres, terrible pour les Turcs mais qui donnait une patrie aux Kurdes et une autre aux Arméniens. Mustafa Kemal ne l’entend pas de cette oreille, qui mène victorieusement bataille contre les Français (en Cilicie), les Grecs et les nouveaux Russes. On lui en donnera acte par le traité de Lausanne, le 24 juillet 1923 ; plus de Kurdistan, ni d’Arménie… ni de Grecs en Anatolie.
Sur cette bousculade d’événements, l’actualité nous oblige, avec l’auteur, à revenir. Actuels (ONU pour SDN), les mandats par lesquels les puissances furent chargées d’une mission éducatrice : amener les nations nouvelles à l’indépendance, ce qu’elles ont fait, et pas si mal. Actuelle, la guerre sainte : dans la guerre du Golfe, la dialectique Saddam Hussein–Fahd ben Saoud renvoie à celle qui, en 1914 et 1916, opposa le sultan d’Istanbul et le chérif de La Mekke, chacun appelant au jihad contre l’autre. Actuel, le vide stratégique créé par l’écroulement de la Russie tsariste et les velléités indépendantistes des peuples du Caucase.
Le parallèle incite même à d’amères rêveries et Nadine Picaudou explique fort bien que le cours des choses eût pu être différent. Le foyer national juif, au moment de la déclaration Balfour (1917), ne faisait pas l’unanimité ; les juifs d’Occident, et Rothschild lui-même, s’inquiétaient de ce que l’un d’eux appela « le ghetto du monde ». Une commission américaine (de MM. King et Crane), se faisant l’écho des vœux des populations, proposa en août 1919 de faire du croissant fertile un seul État arabe, sous mandat américain ; la proposition n’eut pas de suite : l’Amérique écœurée des querelles euro-orientales, se retira en son île.
De ce livre passionnant, si l’on devait choisir l’aspect le plus brillant et le plus original, on s’arrêterait sur la réflexion que l’auteur mène, tout au long des chapitres et magistralement en conclusion, sur la nature du pouvoir en Orient et en pays d’islam. Il y a là, sur l’opposition entre nation territoriale et communauté de croyance, des vues pénétrantes. Si Nadine Picaudou stigmatise les ravages causés par « l’invention du territoire », occidentale, elle n’est pas moins sévère pour les chimères d’Orient : « Il faudra bien, souhaite-t-elle dans sa dernière phrase, qu’un jour l’Occident ait la sagesse de laisser les sociétés orientales surmonter en paix leurs contradictions et mener enfin l’indispensable critique historique de la raison islamique à laquelle les convient depuis de longues années leurs penseurs les plus lucides ». Vous avez dit « en paix » ? Dieu vous entende, Madame. ♦