Géostratégie de l’Arctique
Tout sur l’Arctique en 27 leçons ; l’amiral professeur Besnault, grand spécialiste du sujet, a choisi de transmettre sa science en une série d’études courtes et précises, articulées en quatre parties : description de la zone, potentiel économique, problèmes de souveraineté, conséquences stratégiques. L’élève déguste à petits traits sa dizaine de pages, essaye de retenir le vocabulaire (il croyait connaître au moins le permafrost ; eh bien non ! c’est le pergelisol ou, si vous préférez, merzlota), et repart se chauffer près du poêle ; car il ne faut pas des doigts gourds pour manier la loupe et découvrir à la bonne page ces périlleux passages entre la côte occidentale du Groenland (vous voyez, vers Marmorilik) et la multitude des îles canadiennes au contour tourmenté. Ce livre est en effet personnalisé par ces petits croquis – pas toujours très lisibles – tracés par une main qu’on imagine soucieuse de la justesse du trait et de l’orthographe de noms à coucher dehors malgré la température ambiante, comme Qaqortok ou Tuktoyaktuk.
En une poignée de chapitres austères et au prix d’un peu d’assiduité, le lecteur est vite conquis, car l’ouvrage parvient dans sa rigueur à animer cette immensité blanche où le thermomètre peut descendre à - 67°, mais où on peut se mettre (certains jours) en maillot de bain aux Aléoutiennes ; où tant d’explorateurs intrépides laissèrent la vie (« il faut atteindre le pôle, pour qu’en cesse l’obsession ! ») ; où évoluent phoques et ours blancs, marins de Thulé et bagnards de la Kolyma, Nganasanes et Youkaguirs (ce sont des peuplades). Les surprises abondent : saviez-vous que le coefficient de dilatation change de signe aux très basses températures, que les icebergs font un bruit de crépitement dû à l’explosion des bulles d’air, qu’il fait aussi sec au nord-est du Groenland qu’au Sahara ? En même temps, des conclusions claires et des tableaux récapitulatifs (par exemple : « Les critères de l’arcticité ») fournissent des vues synthétiques.
Une fois le décor magistralement planté, passons à la stratégie. Les diplomates se sont penchés de longue date sur des différends territoriaux d’autant plus difficiles à trancher qu’il s’agissait de lieux inaccessibles, et sur la théorie des secteurs et des méridiens découpant les régions polaires comme un camembert. Pour des raisons aussi militaires qu’économiques, les États recherchent activement les possibilités de transport et d’observation, sur mer avec les brise-glace géants et ces curieuses « stations dérivantes » ; sur terre où les Russes réalisent une liaison parallèle Transsibérien-RMN (Route maritime du Nord) ; et surtout dans l’espace aérien qui multiplie désormais les possibilités.
On s’est battu pendant la Seconde Guerre mondiale au Spitzberg et autour des convois pour Mourmansk. Dans ce milieu hostile où tout s’apprend chèrement, le progrès technique permettrait de nos jours, en cas de conflit, un face-à-face autrement que par missiles et BMEWS [NDLR 2020 : réseau de radar de détection de missile balistique de l’armée de l’air américaine], d’où la remise en cause de l’opposition classique entre deux superpuissances, maritime et continentale. En fait, les deux Grands, avec leurs alliés, bordent une « Méditerranée » qui, comme sa sœur latine, baigne trois continents, tandis que glissent sous la banquise les nouveaux loups du pôle.
Sur la base de ces attendus, on brûlerait (si on ose dire) d’en découdre, après s’être insultés, comme les guerriers antiques, d’une Diomède à l’autre ; un porte-voix y suffirait. Le lecteur batailleur sera déçu, puisque la fin de la guerre froide éloigne logiquement les chroniqueurs de ces luttes arctiques qui passionnèrent tant naguère les instituts spécialisés. À défaut donc d’imiter ces ouvrages sortis en hâte pour coller à l’actualité, Géostratégie de l’Arctique fournit une somme peu ordinaire de connaissances présentées de façon accessible, un relevé des considérables ressources minérales conservées pour l’instant comme dans un gigantesque réfrigérateur relativement proche des grands centres de consommation, l’étude détaillée de théâtres d’opérations beaucoup plus cloisonnés qu’on pourrait le croire, enfin une façon circumpolaire, inhabituelle mais pleine d’enseignements, de considérer la carte. ♦