L’Amérique mercenaire
Un livre peut-il être à la fois brillant et confus, mêler de lumineuses analyses à de besogneuses recherches, et d’objectives constatations à des proclamations outrancières ? C’est ce dont Alain Joxe nous donne ici l’exemple. Son ouvrage est publié dans la collection « Au vif », laquelle, sous la direction d’Edwy Plenel, vise à piquer le lecteur. On connaît aussi la personnalité de l’auteur, où le chercheur le dispute au militant. Ici le militant domine, personnage qui suscite à la fois sympathie et énervement.
Prenant prétexte de la guerre du Golfe, Alain Joxe scrute le nouvel ordre mondial, qui est pour lui désordre – on le veut bien –, mais désordre entretenu sinon créé par les Américains. Le titre est trompeur, n’annonçant qu’une partie de la thèse : les États-Unis sont les mercenaires d’un système flou de pouvoir mondial. Il est vrai qu’ils furent, comme leurs alliés français et anglais, défrayés largement de leur action dans le Golfe ; mais en tirer règle pour l’avenir, c’est aller vite en besogne et extrapoler une situation bien particulière.
Plus intéressante nous a paru la réflexion générale de l’auteur sur la nation américaine. Son histoire, fort bien présentée, explique les réticences initiales devant toute intervention extérieure, sacrilège en quelque sorte. Sa puissance militaire moderne lui crée des obligations nouvelles, mais la gêne persiste, entraînant balourdise dans l’action. L’ennemi soviétique disparu, dont l’existence est à l’origine de ladite puissance, la gêne redouble avec l’incertitude. Dans le nouveau contexte, la guerre du Golfe fut une pédagogie, utile aussi bien au pédagogue américain qu’au mauvais élève irakien.
Alain Joxe rappelle opportunément que la violence n’est pas, aux États-Unis, un monopole étatique aussi bien établi qu’en Europe, et que le caractère insulaire de l’Amérique l’a longtemps laissée libre de ses choix guerriers, liberté retrouvée depuis la disparition du rival planétaire. Il est tout à fait légitime, encore, de s’interroger avec inquiétude sur l’usage que les Américains vont faire d’une puissance sans partage, connaissant leur goût des solutions grossières et économistes et cette sorte de paresse qui les pousse à « investir dans la sophistication de la violence plutôt que dans l’intelligence des situations ». Il est incontestable que, dans cette nouvelle conjoncture, il est tentant – mais pas seulement pour l’Amérique – de définir au « sud » l’espace barbare, où se trouveraient, sinon l’ennemi, du moins de gros soucis ; et il est aussi incontestable que la stratégie du zéro mort pratiquée par les États-Unis limite beaucoup, à long terme, les perspectives de leur leadership militaire.
Tout cela, fort « stimulant », le serait davantage si l’auteur ne forçait pas le trait. Il n’était pas nécessaire de présenter la guerre du Golfe comme une tentative de restauration du pouvoir présidentiel écorné par la chute du nucléaire ; ni, après avoir rappelé la répugnance première du pouvoir américain à l’intervention extérieure, de le dire désormais « tyrannique et oppresseur », délimitant des zones de non-droit, Caraïbes ou Proche-Orient, ouvertes à ses mauvaises actions ; ni de voir dans le désordre extérieur la matière première de l’ordre impérial américain ; ni, pire encore, de camper le président en « pompier pyromane », créant les configurations conflictuelles nécessaires à son imperium.
Calmons-nous en mentionnant l’excellente documentation que le livre nous offre, rapportant les hearings du Congrès durant la guerre du Golfe. Il y a là de passionnants aperçus, et sur les mœurs parlementaires américaines, et sur le déroulement de la guerre. L’honnêteté avec laquelle on les livre au lecteur permet à celui-ci de faire sa religion et de juger que les témoignages rapportés sont loin de confirmer toutes les interprétations d’Alain Joxe. En particulier, les prestations des « réalistes » Schlesinger et Kissinger donnent, a contrario, des arguments aux tenants d’un ordre moral du monde.
Mais quoi, l’Amérique chercherait un ennemi ? Alain Joxe a trouvé le sien : c’est l’Amérique. ♦