Le festin de Kronos
La France, ta population f… le camp ! Et c’est pareil chez tes voisins. Michel Rocard, pris à témoin, s’exprime plus élégamment, mais de façon encore plus dramatique : « Les États d’Europe occidentale sont en train de se suicider sans même en avoir conscience ».
Gérard-François Dumont, Cassandre pour les intimes, professeur à la Sorbonne et disciple de Sauvy, jette le même cri d’alarme que Chaunu et quelques autres qui s’époumonent dans un désert où « aucune télévision ne vient leur tendre le micro ». Les politiques – échéances électorales obligent – sont portés sur le court terme, sans toujours se rendre compte qu’une génération est vite passée et que le profil de la pyramide a tôt fait de se modifier. Ce XXe siècle qui se termine aura vu presque quadrupler la population mondiale (grâce à la baisse de la mortalité infantile et à l’allongement de la durée de vie), mais aussi stagner celle du « quart le plus développé de la planète » par l’effet de la baisse de la fécondité. L’« Europe ridée » entre dans un « hiver démographique ». Les Occidentaux, initiateurs du mouvement, se font rejoindre et dépasser par les Méridionaux (l’Italie est désormais « lanterne rouge ») et par les Orientaux, en dépit d’essais tardifs pour redresser la barre, le slogan « une mère communiste n’avorte pas » ayant succédé à une pratique largement autorisée au nom de l’idéologie matérialiste. Finis donc pour nous les emprunts chez les voisins et les mineurs polonais à Anzin. Au rythme actuel, que les gourous du club de Rome avaient naguère aussi mal intégré dans leurs savants calculs que l’évolution du marché pétrolier, la population européenne tombera de 90 % en deux siècles et disparaîtra purement et simplement en 2400. Le remplacement, c’est bien du sud de la Méditerranée qu’il viendra…
Les causes de cette situation sont bien connues. De longue date est intervenue avec succès la théorie malthusienne, mythe plus ou moins relayé par les jérémiades écologistes mais totalement démenti par les faits, puisque population et progrès sont allés de pair au cours des siècles et que l’Asie du Sud-Est décolle économiquement (de quelle façon !) avec des densités phénoménales. Vient ensuite la perte des références et même une inversion des valeurs : l’eugénisme, sur lequel Platon et Aristote en avaient déjà écrit de belles, qui eût condamné Beethoven et Proust et où les plus ardents démocrates suédois, par exemple, ont été les allègres compagnons de route de Hitler ; le « néo-hyperféminisme », qui consent tout au plus à « payer au besoin pour s’offrir la semence d’un mâle consentant » et propage une image dévalorisante de la femme au foyer ; la contraception et la banalisation de l’avortement qui amènent à ne plus avoir que des rejetons programmés au lieu de se contenter comme autrefois de l’« aléatoire plus ou moins bien accepté » (au fait, combien serions-nous à lire Dumont si à l’époque de notre naissance ?…) ; la peur du Sida qui conduit les pouvoirs publics à présenter à notre belle jeunesse, à grand renfort de clips, « un morceau de latex comme l’objet sine qua non du bonheur » ; en un mot l’égoïsme universel qui ne voit dans l’enfant qu’un gêneur.
Nous avons pour notre part préféré ces analyses rigoureuses et vengeresses, notamment au chapitre VI, aux digressions du chapitre IV, lequel gagnerait à être ébarbé de subtilités sur la souveraineté des îles Anglo-Normandes, l’appartenance géographique des pays Baltes ou l’équilibre du Parlement libanais, excès de précision qui n’ajoutent rien à l’affaire.
Tout dans ce livre passionné pousse au plus noir pessimisme, depuis le terrifiant Goya qui orne la couverture. Dumont a toutefois voulu terminer sur une note d’espoir en prônant une politique familiale qui ne soit pas faite « d’emplâtres accompagnés de discours sympathiques », à ne pas confondre avec la politique sociale. Celle-ci en effet a vocation à exprimer « une solidarité du moment » qui, étendue à la famille, en ferait un « objet d’apitoiement » en la présentant comme une situation provisoire et malheureuse. L’auteur souhaite également appliquer un raisonnement fiscal qui nous a échappé. Espérons en tout cas avec lui qu’il reste une chance d’éviter d’allonger la liste des civilisations disparues et d’empêcher Kronos de se rendre maître de l’Europe en nous mangeant tout crus. ♦