De l’islam en général et du monde en particulier / L’islam chiite. Croyance et idéologies
Nous rassemblons ici deux livres sur l’islam, que tout oppose. Le premier est l’œuvre d’un ancien prêtre, qui ne fait pas partie du cercle fermé des islamologues et traite de l’islam « en général » ; le second est écrit par un orientaliste patenté et se borne à l’islam chi’ite [chiite]. Le rapprochement n’a qu’un mérite : montrer que le débat sur l’islam, chez nous, est une cacophonie.
La parution du livre de Jean-Claude Barreau, primaire d’argument et pauvre de style, n’est pas un événement. Son énorme succès en est un. Il en dit long sur l’attente des lecteurs, qui y trouvent ce qu’ils veulent entendre : que l’islam est nul et nocif. Peu d’entre eux relèveront les quelques erreurs qu’il contient : T.E. Lawrence en « arabisant célèbre », Maxime Rodinson et Jacques Berque dans le même panier des alliés de l’auteur, l’interprétation du Coran comme origine du chi’isme [chiisme], la chari’a [charia] troisième pilier de l’islam, Avicenne en théologien. Plus rares encore seront ceux qui remarqueront l’impolitesse de la belle calligraphie qui orne la couverture de ce pamphlet et qui est le titre même du livre saint des musulmans.
Qu’il ne soit point spécialiste de l’islam sert à l’auteur de faire-valoir. C’est pour lui la condition du franc-parler, car les orientalistes, par amour pour l’objet de leurs études et souci de ne pas se couper des sources, ne sauraient dire aux musulmans leurs quatre vérités. Ce à quoi Jean-Claude Barreau s’emploie, non sans pertinence.
Que l’islam soit marqué par l’arriération du contexte arabique où il est né, qu’il ait été « colonisateur et impérial » sans en éprouver, à l’inverse de l’Occident moderne, aucune mauvaise conscience, que la conquête bédouine « ait produit l’une des plus grandes catastrophes » de l’histoire, que les musulmans aiment bien le commerce et pas du tout le travail de la terre et la fabrication, que l’intolérance et la tyrannie wahhabite ne soulèvent pas l’indignation qu’elles méritent, qu’André Chouraqui pousse un peu en faisant du Coran « un message d’amour universel », voilà quelques idées peu contestables. Elles ont été mal reçues des musulmans qui ont lu le livre, dès lors peu disposés à recevoir les excellents conseils que l’auteur leur prodigue en conclusion : ouvrez les yeux sur la réalité et mettez la révélation à l’épreuve du monde tel qu’il est.
En cherchant bien, on trouvera pourtant dans cet ouvrage cruel une douceur, dont nous pouvons nous-mêmes faire notre profit : « L’islam aide à bien mourir, c’est-à-dire à vivre avec dignité ».
Le livre de Yann Richard est d’une autre facture, celle d’un connaisseur, et de l’islam et de l’Iran. À le lire, vous ne saurez pas tout du chi’isme, doctrine trop foisonnante pour qu’on la cerne, mais vous en apprendrez beaucoup, et sans douleur.
L’auteur s’intéresse au chi’isme d’Iran. C’est qu’il y est religion officielle depuis les Safavides (1501) et qu’on y compte aujourd’hui plus de 40 millions d’adeptes, soit la moitié de l’ensemble chi’ite. Ils sont dits imamites et duodécimains, ce qui signifie qu’ils vénèrent douze imams, alors que d’autres n’en reconnaissent que sept, ou cinq. Tous ont en commun de placer Ali, époux de la bienheureuse Fatima fille de Mahomet, en très éminente position. C’est dans sa descendance, elle-même marquée de l’onction sainte, que se doivent recruter les guides de la communauté musulmane, qu’ils appellent imams et non califes.
Les chi’ites se font gloire et mérite de leurs malheurs. Le massacre de Karbala où, en 680, périt Husein fils d’Ali, en reste l’archétype, commémoré chaque année par des processions de flagellants et des représentations théâtrales que Yann Richard décrit en quelques pages admirables. Le sort accablera aussi les successeurs dont le dernier, douzième imam, disparut aux yeux des hommes en 874. Depuis cet événement, on attend le retour de l’imam caché, sauveur promis au monde. Que faire en cette attente ? Rien, disent les quietistes, qui veulent qu’on se tienne à l’écart des affaires, dont la dégradation hâtera la venue du Sauveur. Les activistes sont d’un autre avis et jugent, avec Khomeyni, que les doctes doivent assurer, tant bien que mal, l’intérim du pouvoir ; on sait, depuis la révolution de 1979, qu’ils y ont beaucoup d’aptitude.
Le mythe de l’imam caché profite aux grands dirigeants. La disparition de Musa Sadr, leader prestigieux des chi’ites libanais aperçu pour la dernière fois le 31 août 1978 à Tripoli en Libye, n’est-elle pas une nouvelle occultation ? À l’inverse, le bon peuple d’Iran n’est pas loin de voir en Khomeyni celui qu’on attendait, et Khomeyni se garda de le détromper. Mais la glorification excessive de l’ayatollah pourrait être fatale à la religion de l’espérance… qui n’a plus rien à espérer.
Aussi bien faut-il, avec Yann Richard, dépasser l’avatar moderne du khomeynisme pour comprendre la richesse que recèle le chi’isme. Le mysticisme l’irrigue. On y honore les saints et leurs tombeaux, ce qui le rapproche du soufisme ordinaire et l’éloigné du wahhabisme puritain : les chi’ites, qui ont la larme facile, pleurent abondamment lorsque, allant au pèlerinage, ils passent à Médine près de la tombe de Fatima ou de celles des imams, ravagées par les Saoudiens. Le mysticisme fait pourtant bon ménage avec le rationalisme, et l’opinion personnelle, ijtihad que le sunnisme a proscrite, est restée vivante dans le chi’isme, dont les savants sont mojtahed. Peut-être faut-il voir dans cette aimable tendance l’origine des sectes déviantes, qui sont ici nombreuses ; la plus récente est le syncrétisme des Bahâ’i, qui réussissent assez bien en Occident et souffrent mille persécutions en Iran. Enfin, l’usage du « mariage de plaisir », union temporaire légale, est l’un des charmes du chi’isme ; Yann Richard, en le décrivant avec soin, décevra les égrillards. Les pratiques sexuelles en islam sont fort actives, mais plus proches de l’hygiène mentale et du travail productif que de l’érotisme des poètes disparus.
Comme s’il répondait, par avance, à Jean-Claude Barreau, Yann Richard reconnaît la connivence des orientalistes et des ulémas chi’ites. C’est pour s’en réjouir : « Sans l’élite et sans les secrets ésotériques, point de révolution, point de rêve, point de guide pour nous conduire en un monde si troublé ! Point de chi’isme ». ♦