Mourir pour Berlin : la France et l’Allemagne
Voici un livre qui paraît fort à propos, alors que Berlin est redevenue la capitale de l’Allemagne et que nous nous interrogeons tous sur les conséquences de ces retours à l’histoire qui surgissent chaque jour en Europe. Son auteur, Cyril Buffet, est un jeune chercheur, docteur en histoire, qui, germaniste distingué, s’est spécialisé dans l’analyse des crises survenues à Berlin depuis la dernière guerre mondiale.
L’ouvrage qu’il nous présente, issu de sa thèse de doctorat et préfacé par le professeur Jacques Bariety qui l’avait dirigée, est consacré à la première de ces crises, celle qui survint de juin 1948 à mai 1949 lors du blocus de Berlin par les Soviétiques, et qui marqua ainsi le début de la guerre froide. À propos de ce cas concret, Cyril Buffet s’est proposé tout particulièrement d’étudier l’évolution du comportement de la France à l’égard de « la question allemande », puisque c’est alors que nos dirigeants commenceront à percevoir le danger d’un retour au passé dans les relations franco-allemandes, et que pourra débuter ainsi la construction européenne.
En effet, comme vient de le raconter de façon émouvante Christian Pineau dans son récit, écrit avec Christiane Rimbaud, de L’aventure du traité de Rome, sous-titré Le grand pari (Fayard), les rescapés de Büchenwald, dont il était, avaient fait le serment : « Plus jamais ça ! ». Mais l’expression, nous rappelle-t-il, se prêtait à des interprétations divergentes : ou bien, pour prévenir la renaissance du « danger allemand », on reprenait la politique qui avait été adoptée en 1919 lors du Traité de Versailles et qui avait abouti là où on sait ; ou bien, comme Christian Pineau l’avait décidé pour lui-même, on reconnaissait qu’on ne pouvait pas bâtir une paix durable sur la haine et sur la crainte, et on admettait généreusement l’idée d’une réconciliation franco-allemande.
Cyril Buffet nous rappelle opportunément que la première interprétation a prévalu d’abord chez nos dirigeants, et en particulier dans la conduite de l’occupation de la zone attribuée à la France en Allemagne, qui fut dominée par une « volonté punitive, compensatrice et rééducatrice ». Alors que dans le même temps, malgré le besoin pressant d’aide extérieure dans lequel nous nous trouvions, notre politique étrangère se voulait totalement indépendante, en s’essayant à ne pas choisir entre les deux blocs qui étaient en train de se constituer.
Cette « grande illusion » allait se poursuivre jusqu’en 1948, lorsque, après le coup de Prague et le refus de l’Union soviétique de laisser les pays qu’elle occupait participer au plan Marshall, cette dernière déclencha en juin le blocus de Berlin pour faire pression sur les États-Unis qui commençaient à favoriser la reconstitution d’un État allemand. L’auteur raconte en détail les épisodes essentiellement diplomatiques de ce blocus, qui ne prendra fin que le 12 mai 1949, lorsqu’il s’avéra sans effet face à la détermination politique américaine et à l’efficacité du pont aérien, qui alla jusqu’à mettre en œuvre près de 1 400 avions par jour, transportant quelque 12 000 tonnes de fret. Il nous expose aussi très complètement le comportement français, d’abord réticent, puis évoluant progressivement vers l’acceptation de la création de la République fédérale (RFA) et d’un nouveau statut de Berlin. La peur de l’Union soviétique avait fait son œuvre, comme en témoigne l’ouverture en décembre 1948 des négociations du Pacte de l’Atlantique qui allait être signé en avril de l’année suivante.
L’analyse du déroulement de cette crise est riche en enseignements pour la gestion diplomatique des crises de la guerre froide, dont elle fut la première. Elle n’eut pas cependant d’aspects proprement militaires et encore moins nucléaires, car c’est en août 1949 seulement que l’URSS fera exploser sa première bombe atomique. Le président Truman, qui se montra là encore homme de jugement et de détermination, amorça cependant ce que l’on appellerait maintenant une « gesticulation », en ordonnant le déploiement en Grande-Bretagne de deux groupes d’avions B-29 qui étaient alors les vecteurs de l’arme atomique américaine. À cet égard et à beaucoup d’autres, il serait intéressant de comparer la gestion de cette crise à celle de la crise qui aboutira en 1961 à l’édification du mur de Berlin. On peut donc souhaiter que Cyril Buffet s’y emploie un jour, avec le sérieux, la finesse, et le talent d’exposition dont il a fait preuve dans ce premier ouvrage.
Pour en revenir aux relations franco-allemandes, il convient d’observer que c’est à l’issue de la première crise de Berlin que la France commença à entrevoir le règlement du « problème allemand » dans un cadre européen. Ainsi, dès 1950, Robert Schuman et René Pleven proposeront-ils, coup sur coup, la création d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et d’une Communauté européenne de défense (CED). On sait que ce second projet échoua à la suite du refus du Parlement français de ratifier le traité signé à cette fin et comment on sortit en octobre 1954, par les accords de Paris, de la crise très grave dans les relations occidentales qui en avait résulté. L’auteur de ces lignes, qui a assisté à ces négociations, pourrait témoigner de la méfiance à l’égard de l’Allemagne qui régnait encore à l’époque du côté français, et à quel point les accords en question furent conçus pour encadrer le réarmement allemand. C’est en raison de ce « péché originel » que les Allemands furent si longtemps réservés à l’égard de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Il ne faut pas non plus oublier, lorsque nous critiquons leur souci de « l’intégration », que c’est nous Français qui la leur avons alors imposée. Un militaire allemand de haut rang nous le disait encore récemment : « Nous n’avons jamais connu autre chose ! ».
Dans le livre dont il a été question plus haut, Christian Pineau, qui fut notre ministre des Affaires étrangères de 1956 à 1958, poursuit de façon très intéressante la relation des rapports franco-allemands entamée par Cyril Buffet. Il souligne en particulier que leur évolution fut accélérée par la crise de Suez, lorsque nos hommes politiques constatèrent que les États-Unis pouvaient ne pas être toujours solidaires de leurs alliés européens, et qu’il nous fallait donc « faire l’Europe ». Cette révélation ne se limita pas à la France, puisque la formule fut prononcée par Konrad Adenauer, comme le raconte Christian Pineau, alors que, en présence du chancelier allemand, Guy Mollet et lui-même venaient d’apprendre le retrait britannique.
Christian Pineau nous apporte aussi bien des précisions qui sont encore de nos jours riches d’enseignement, sur le comportement d’alors de la Grande-Bretagne vis-à-vis de cette construction européenne, laquelle allait être décidée, sans elle, le 27 mai 1957 avec la signature du traité de Rome. Ce premier « miracle » sera suivi en juin 1958 par un second, lorsque le général de Gaulle, revenant au pouvoir, décidera d’appliquer ce traité et prendra à son compte le grand dessein du couple franco-allemand fédérateur de l’Europe, « acte de raison pour certains, acte de foi pour d’autres », dont nous sommes. C’est pourquoi il faut tout faire actuellement pour que, malgré bien des avatars dont les responsabilités sont partagées, il ne soit pas remis en cause par des soupçons réciproques, ou par la morgue de certains et la vanité d’autres.
C’est à quoi nous invitait aussi Renata Fritsch-Bournazel dans cet ouvrage que nous avons présenté récemment ici : L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe (Complexe). Notre amie vient de renouveler son appel dans un article de la revue Études intitulé : « Berlin capitale de l’Allemagne unie », où elle admet que ce choix, effectué le 20 juin 1990, soulève la question du rôle de l’Allemagne en Europe et dans le monde, tout en restant optimiste quant à la réponse qui lui sera donnée par les Allemands.
Ainsi Berlin continue-t-il à être le reflet du « problème allemand », comme il l’avait été en 1945 à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en 1948 au cours de cette première crise de la guerre froide que Cyril Buffet vient si heureusement d’analyser, en 1961 lors de la seconde crise qui devait aboutir à la construction du mur de Berlin, et enfin en 1989 avec la destruction de ce dernier, qui allait être le signal de la réunification allemande et de l’effondrement de l’empire soviétique. Souhaitons donc que Berlin soit désormais le symbole de la réconciliation de tous les Européens, mais sans que soit d’aucune façon remis en cause ce miracle que fut la réconciliation franco-allemande. Aussi nous faut-il fermement refuser là tout retour à une histoire qui fut marquée par tant de malheurs ! ♦