Stratégie et industrie d’armement
Il s’agit ici, non de rédiger un plaidoyer, mais de remettre les idées en place à propos d’une activité dont « le destin de vache à lait du commerce extérieur » n’est pas forcément assuré pour l’éternité. Jean-Paul Hébert étudie trois aspects de son sujet : sa dimension stratégique, son fonctionnement économique et sa place dans le tissu industriel, passant ainsi logiquement de la finalité à l’exécution.
La compétence de l’auteur, bardée d’innombrables tableaux et graphiques et de 40 pages d’annexes, est évidente. Si les considérations sur le libre arbitre peuvent paraître légèrement redondantes au chapitre I, les variations sur le concept de « suffisance » un peu… suffisantes au chapitre II, les explications sur les relations civilo-militaires dans la recherche-développement parfois contradictoires au chapitre VI et l’étude des ratios plutôt laborieuse au chapitre VII…, les prises de position sont souvent originales, voire iconoclastes. Citons par exemple les propos sur la « représentation fantasmatique » du char, objet symbolique attaché aux « photos de la 2e DB » ; le paradoxe consistant, pour un pays dont les techniciens sont des as dans les secteurs de pointe, à doter ses forces d’un pistolet italien ; la place des « moyens virtuels » dans les panoplies du futur ; l’apparition, en vue de la vérification, d’une « industrie du désarmement » ; ou encore la modestie affichée, à la lumière de l’exemple soviétique, quant à l’effet d’entraînement des dépenses d’armement, parfois « saluées comme locomotive du développement », sur l’économie générale.
Plusieurs domaines nous ont paru particulièrement dignes d’intérêt : le classement des secteurs d’avenir et une excellente description du « champ de bataille futur » contribuent à « démêler l’écheveau » des technologies émergentes ; le souvenir d’extrapolations hasardeuses incite à la prudence : « résister à la tentation du tout-émergent ». L’analyse est poussée sur les exportations dont on peut douter, en raison des soutiens étatiques et des « compensations » consenties, que « le solde soit significativement positif ». L’épineux problème de la dérive des coûts est introduit par la boutade d’origine américaine qui mérite d’être citée in extenso : « Si l’augmentation des coûts se poursuit selon le rythme actuel, en 2050 le Pentagone ne pourra acheter annuellement qu’un seul avion tactique, utilisé trois jours par semaine par l’Air Force, trois par la Navy et un par le Marine Corps ». Le contenu du chapitre consacré à ce sujet n’a pas convaincu l’ingénieur général de Saint-Germain, qui a eu l’honnêteté de l’écrire dans sa préface. Beaucoup moins qualifié que lui, mais aussi moins sévère, nous avons apprécié l’examen détaillé du phénomène et la recherche de ses causes. Selon Hébert, « il n’y a rien de fatal à ce que la dérive soit une loi ». Il reste que, dans la « course à la performance » et même en l’absence de toute « manipulation illicite », les reports et étalements deviennent la règle. Et si on dispose vraiment de tant de coefficients (à homogénéiser, certes, entre les diverses sources dont les méthodes de calcul diffèrent), le contribuable irrité est fondé à se demander s’il ne conviendrait pas une fois pour toutes de prévoir dépassements et culbutes sur la base des statistiques disponibles au lieu de subir le classique effet de surprise.
Le détail des restructurations des firmes est susceptible de captiver plus les économistes ou les financiers que les techniciens de l’armement, mais certaines illustrations sont saisissantes, comme l’interdépendance des entreprises associées dans un programme majeur (p. 231 : char Leclerc) ou encore les entrelacs des participations, fusions et absorptions – p. 249 – de l’industrie française et – p. 277 – de l’industrie européenne, à laquelle nous sommes liés malgré les exceptions prévues par l’article 223 du Traité de Rome. On retiendra aussi les réductions d’emplois depuis 1984, les interrogations sur l’avenir du Giat (Groupement industriel des armements terrestres) en tant que société nationale et sur le rapprochement Aerospatiale-Dassault, la rente de situation de la DCN (Direction des constructions navales) en charge de la Fost (Force océanique stratégique) et, à l’étranger, l’apparition d’un géant avec la fusion Daimler Benz-MBB (Messerschmitt-Bölkow-Blohm).
Les dépenses d’armement constituent en définitive un « fardeau nécessaire » qu’il n’y a pas lieu de privatiser, au moins entièrement, car l’État se doit de faire face à ses responsabilités. S’il y a eu parfois « excès de pouvoir de la DGA » (Délégation générale de l’armement), ce n’était que par horreur du vide, une manifestation de « l’insuffisance de prise en compte par la nation et ses élus des questions de défense ». Pour juger sainement, il faut « se garder du flou et du simplisme » et éviter de considérer « le complexe militaro-industriel comme un substitut contemporain à la Cagoule ! ». Cet ouvrage bien écrit et sincère, solidement construit, pose « les bonnes questions ». Il est utile pour prendre la juste mesure d’une industrie « dont la France n’a pas à rougir ». ♦