Victor Margueritte
D’abord, quelle leçon d’humilité à propos d’un personnage qui tenait le devant de la scène au début de ce siècle ! On se rappelle à la rigueur de l’association des prénoms, Paul et Victor (comme chez les Tharaud et les Goncourt) et des deux « t » du patronyme. La filiation avec le général de la charge des « braves gens » (31 août 1870) et la parenté avec Mallarmé sont déjà plus floues dans la mémoire. Quant aux différences entre les deux frères, pourtant si dissemblables, ce serait la pire des colles !
Patrick de Villepin a donc été fidèle à sa vocation d’historien et fait œuvre utile en reconstituant l’itinéraire zigzagant de ce curieux Victor, homme de tous les défis, qui soulève à chaque page admiration ou indignation, sans que la synthèse finale soit évidente. Ce poète, romancier et journaliste fut ambitieux, vaniteux, naïf, coléreux, jaloux… mais aussi doté du plus fin des visages et, dès l’adolescence, d’une plume étincelante autant que prolifique. Il fut capable de solidarité désintéressée (le couple Humbert) et se montra courageux devant l’adversité qui l’assaillit au soir de la vie : veuvage et cécité.
L’auteur ne cache aucune des contradictions de son héros : parasite à 19 ans, familier de la bohème parisienne et de la drogue après des études indolentes, le voici soudain mué en sous-officier de cavalerie très acceptable dans le Sud algérien. Pacifiste militant lors du déclenchement des deux guerres mondiales, il devient en 1915 un pionnier de la propagande nationaliste et en mai 1940 un « patriote effréné ». Chantre de la « liberté absolue dans l’amour », marié en premières noces à une mégère, il tolère un ménage à trois. S’affichant ainsi large d’esprit, il a des querelles de vieilles coquettes avec Barbusse et Romain Rolland et se conduit en solliciteur permanent, ne cessant de quémander auprès de ses nombreuses relations – au risque de les exaspérer – subventions et honneurs. Jouant de la provocation à jet continu, il se refuse à en assumer les conséquences. Et ici se situe sans doute la plus grave des accusations : la radiation de la Légion d’honneur de l’ancien président de la Société des gens de lettres après le « plus grand scandale des années folles », la parution chez Flammarion de La Garçonne, l’aurait humilié au point de le faire devenir un agent à la solde de l’Allemagne. Fut-il dans cette affaire un simple « pion manipulé » ou totalement conscient de la machination ? On a peine à souscrire à la seconde proposition de l’alternative, mais les charges sont accablantes et les comptes (en Reichsmark) bien établis.
L’intérêt et l’orgueil furent chez Victor Margueritte des moteurs puissants, mais la conviction exista aussi, ou plutôt des convictions successives, car il se conduisit souvent en « girouette ». Il faut bien dire à cet égard que la lecture des chapitres consacrés aux années 1930, au rythme des brouilles et des réconciliations, des oscillations entre Hitler et Staline, est parfois décourageante pour le cartésien. Aussi ne nous hasarderons-nous pas à trancher sur l’homme, pas plus que ne fait Jean-Baptiste Duroselle dans une préface courte et vigoureuse, pas plus que ne le fait lui-même Patrick de Villepin dans un prologue spirituel et émouvant au terme duquel, après toutes les années passées sur une thèse de doctorat, il ne peut s’empêcher d’avouer, « en dépit de ses frasques », quelque respectueuse tendresse pour sa victime. Après tout, que l’homme de cœur qui n’a jamais été tenté par les sirènes du pacifisme, que l’écrivain insensible aux décorations, que l’intellectuel n’ayant pas été un jour ou l’autre compagnon de route du communisme, que le visiteur de l’Allemagne indifférent à la propreté et à l’ordre germaniques, lui jettent la première pierre !
Au-delà, la vraie question à se poser est celle qui est contenue dans l’épilogue : Victor Margueritte a-t-il eu raison trop tôt ? Fut-il un prophète ? À faire le bilan, une bonne partie de ce qui fit hurler ses contemporains est entrée dans le domaine du banal. La Garçonne, jugée à l’époque par la gauche comme par la droite un monument de pornographie « imprégné de libido, de perversité et de freudisme », paraît actuellement d’une « mièvrerie affligeante ». Le féminisme, révolutionnaire au moment où les frères Margueritte en lancèrent l’idée, a triomphé jusqu’au sommet de l’État. Le divorce, la contraception, l’avortement, le nudisme sont mœurs pratiquées de nos jours aussi ouvertement que le jeu de belote. Les chanteurs libertaires font salle comble. L’objection de conscience est légalement reconnue. Reste la polygamie, prônée en 1923. Ne perdons pas courage… « Rôle ingrat que celui de Cassandre ! », il y a beaucoup de coups à recevoir et la mort survient avant de pouvoir constater la valeur des prédictions.
Merci à M. de Villepin. Dans cet ouvrage agréable à lire, il fait revivre avec talent un homme de plume engagé qui ne laisse jamais indifférent. Il nous cèle toutefois une chose : alors que l’équitation était le « sempiternel point faible » de Victor à la page 55, il est décrit à la page 101 comme un « excellent cavalier ». A-t-il fréquenté les manèges entre 1892 et 1900 pour ainsi progresser ? Peut-être ne le saurons-nous jamais… ♦