L’homme machinal
Pour tout lecteur sensé, les deux auteurs ont mille fois raison de dénoncer les horreurs de la société contemporaine, abusivement dominée par la technique. Celle-ci exerce une véritable dictature, « trahit le progrès » et nous transforme en insectes. Ce qui devait nous libérer nous asservit. « On célèbre les droits de l’homme, au moment où il devient un individu standard, un être abstrait ». La soi-disant compétence, cloisonnée, dénuée de toute éthique, de la nuée d’experts des « bailliages, sénéchaussées et gouvernorats de l’univers informatique » s’allie avec l’« inculture et la bêtise ». Les politiques ne savent servir, par l’intermédiaire des « relais d’opinion » d’une « démocratie haute fidélité » que la « langue de bois des appareils ». L’institution cléricale est un « technicien consommé de la survie et un caméléon de génie ». L’artiste fabrique au Louvre une pyramide qui est une « déjection géométrique », « un furoncle de verre ». De leur côté, les médias sont envahis par l’obscénité d’un « torrent de futilités et de clips » ; la publicité nous décervelle ; le livre d’un acteur tire à près de trois millions, tandis que Proust est ignoré ; le vedettariat règne…
Les coups sont sévères et les objectifs ne restent pas dans le vague : l’aimable Madonna, à défaut de petite culotte, y perd un « n » (p. 67) et Jean-Michel Jarre est accusé de déplacer les foules « pour quelques flashs de laser, quelques bruitages et signaux incohérents, brassés dans une démesure machinale ».
On voit par ces citations, glanées au long des pages, combien l’assaut est rude. Il est mené sur un style alerte, pittoresque, riche en métaphores et en images audacieuses, souvent percutant, parfois précieux (« le corps social devient l’immense planète des points juxtaposés »). La violence de la diatribe l’emporte sur la rigueur du raisonnement, les idées-forces sont noyées dans le foisonnement du verbe, les citations semblent choisies pour leur pittoresque plus que pour leur adaptation au texte.
Le diagnostic une fois posé, le livre se termine par un chapitre assez constructif, qui est un hymne à la république idéale et un exposé sur les conditions de sa réalisation : un territoire (« il n’y a pas de république de nulle part »), un environnement non détourné par la technique, une école qui « utilise la raison », une langue « recréée », une loi respectée adoptée à la suite d’un authentique débat démocratique. La presse y est utile, à condition que « l’esprit souffle, que la parole brille, que la raison aiguë ». Les partis s’imposent, face à l’exécutif, sous réserve de ne pas se borner à « verser un vague brouet idéologique, consensuel et dormitif ».
À considérer les titres éminents des auteurs, on est partagé entre la conviction que la meilleure critique vient de l’intérieur des systèmes (servie, comme chez Cyrano, avec assez de verve pour qu’il ne soit pas besoin que d’autres s’en chargent) et la surprise de voir des membres de l’« establishment » scier les branches qui les portent. Il y a du « meurtre du père » là-dedans. Au fond, Forget et Polycarpe ne tiennent pas d’autre discours que les retraités de Villeneuve-sur-Lot ou de Pont-à-Mousson devisant sur le mail entre deux parties de boules. Seules diffèrent les phrases. Les retraités ne diront pas – sauf s’ils sont anciens de la rue d’Ulm – que « notre existence s’échine à l’école du simiesque » ou que « l’élitisme est le reflet lunaire des errances hébétées ». Ils ne citeront ni Heraclite ni Michel Foucault… C’est ainsi que les plaintes ringardes et passéistes de vieillards égrotants se transforment en livre « dérangeant » de « jeunes gens en colère ». Question de présentation et de vocabulaire.
Meden Agan, annonce la postface en épigraphe. Voire. En touti amphisbetoumen, rétorquerait Platon. Polla Agan ? ♦