La Gloire des nations, ou la Fin de l’Empire soviétique
Auteur, il y a 12 ans, d’un ouvrage très important et qui connut un succès mérité (L’Empire éclaté ; Flammarion, 1978), Hélène Carrère d’Encausse tente maintenant de répondre, dans ce nouveau livre, à une question fondamentale : Comment l’URSS va-t-elle évoluer ?
Dans le premier, elle recensait les innombrables problèmes (y compris ethniques) auxquels l’empire soviétique allait inévitablement être confronté tôt ou tard. Depuis l’avènement de Gorbatchev au pouvoir suprême, en 1985, la perestroïka et la glasnost ont porté à la connaissance de l’Occident cette multitude de problèmes de tous genres qui assaillent l’URSS d’aujourd’hui, qui vont visiblement se poser à elle avec encore plus de force et de violence dans le futur proche, et dont Mme Carrère d’Encausse avait analysé avec clairvoyance et pertinence les causes, parfois lointaines, et les racines souvent très profondes…
Dans son nouveau livre, l’auteur analyse également avec minutie – la bibliographie est impressionnante ainsi que le nombre de revues et de documents de référence cités – les origines de ces difficultés de tous ordres et montre l’effet le plus dévastateur de la glasnost sur l’équilibre de l’empire : « Elle a mis le réel à nu, mais la distance entre réel et discours (officiel) est telle que l’épreuve de la vérité est parfaitement insoutenable » !
La quasi-totalité de ces problèmes – souvent connus de longue date mais toujours occultés ou volontairement passés sous silence par les « autorités » – et des premiers soubresauts violents qu’ils occasionnent un peu partout dans l’empire (pays du Caucase, pays Baltes, républiques musulmanes d’Asie centrale…) ont pour origine le fait national. Pendant les 30 ans qui suivirent le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, Staline et ses successeurs tiennent pour acquis que ce fait national est en voie de disparition, qu’il est dépassé par la naissance d’un fait historique nouveau et révolutionnaire : l’émergence d’un « peuple soviétique » ! Pourtant, dès 1977, la nouvelle Constitution éclaire tous les antagonismes jusqu’alors rampants et, en 1978, les Géorgiens réclament déjà que leur propre Constitution reconnaisse à leur langue un statut officiel. Ce qui paraît aller de soi est en fait une véritable révolution et dès lors il est évident, devant ces manifestations, que la question des nationalités existe toujours en URSS, et même de manière particulièrement aiguë là où Staline (qui a toujours voulu diviser pour régner) a jadis utilisé les hostilités inter-ethnies léguées par l’histoire à son profit.
C’est la possibilité offerte par Gorbatchev dès 1985 d’exprimer ouvertement les désaccords qui a fait exploser les haines ancestrales sur les places publiques et qui a permis de prendre enfin la vraie mesure de ces tensions, souvent avivées par des désastres économiques et écologiques (mer d’Aral, Tchernobyl, explosions de gazoducs…) sans précédent.
Pour l’auteur, le handicap fondamental de l’URSS est d’être un empire construit à partir d’une idéologie monolithique imposée par la force, la violence et le mensonge à une mosaïque hétérogène de peuples. Comme tous les empires de ce type qui ont jalonné l’histoire de l’humanité et qui avaient légitimé cette domination par le désir de puissance, il ne peut que se décomposer et se retrouver « éclaté » en entités plus petites et plus homogènes. Il est clair pour l’auteur que le cadre de cette évolution prochaine ne peut être que celui de l’État-nation : l’aspiration des peuples de cette partie extrême-est de l’Europe à consolider la « nation retrouvée » ne saurait disparaître, d’autant qu’il y a 70 ans déjà la chute de l’Empire des tsars avait laissé entrevoir que l’âge des nations pouvait alors venir à l’Est (comme bien longtemps auparavant à l’Ouest). La révolution bolchevique, en s’imposant par la terreur, en a repoussé l’avènement de près d’un siècle, mais cette étape ne semble plus pouvoir être esquivée longtemps sans nouveaux désastres. Il semble en effet évident, à la lecture de cet ouvrage, que le sentiment national va se nourrir de l’indépendance conquise et ne saurait s’affaiblir subitement après avoir été si longtemps brimé. Son émergence va toutefois faire renaître de vieux conflits, des contentieux non réglés, et va susciter de vives oppositions entre intérêts contradictoires.
Dans l’Est européen et dans les Balkans, bien des vieux démons resurgissent déjà et il ne semble pas imaginable que les États-nations issus des décombres probables de l’Union soviétique actuelle en seront préservés, bien au contraire tant les antagonismes et les rivalités ethniques, religieux, culturels et même raciaux sont importants et profonds. La nation se construisant à partir d’une mémoire commune, il est naturel, inévitable même, qu’en renouant avec celle-ci, qui leur fut si longtemps interdite, les peuples qui se libèrent y trouvent traces de conflits et de rancœurs les ayant opposés à d’autres peuples. Recouvrer la mémoire – et donc frayer la voie à la cohésion nationale qui doit dépasser le simple tribalisme – n’est pas une démarche simple ni exempte de souffrances. Dans ce dur processus de reconquête de la nation, les tensions longtemps niées et dissimulées ne peuvent que resurgir. Ce nationalisme naissant est ainsi très souvent agressif et vindicatif, sans doute parce qu’il est le fruit d’une longue période au cours de laquelle la nation fut humiliée, opprimée, voire carrément détruite ou annihilée.
Il ne faut pas oublier que le nationalisme apaisé et ouvert ne vient que plus tard, quand la certitude de pouvoir s’épanouir a reçu la garantie du temps ; imaginer que ces peuples de l’URSS qui renaissent à une vie propre pourraient se moderniser, et donc accéder à la démocratie en dépassant ce premier et puissant sentiment d’appartenance nationale stricte, c’est raisonner une fois de plus à la manière sommaire et simpliste de Lénine, qui pensait qu’au nom d’un « simple » postulat idéologique on peut faire l’économie des nombreuses étapes du développement social.
Est-ce à dire que la décomposition de l’URSS résultant de cette explosion des nationalistes est unanimement tenue pour irréversible et qu’aucune réaction ne viendra tenter d’enrayer ou de freiner la chute de cet empire ? Les événements de ce début 1991 révèlent la violence des affrontements entre dirigeants soviétiques ainsi que dans l’Armée rouge, elle aussi en proie aux tensions interethniques, et qui devient souvent le champ clos de nombreux conflits raciaux.
L’auteur conclut qu’en cette fin de siècle, et contrairement à 1917, tous les peuples d’Union soviétique ont la connaissance tragique de l’expérience totalitaire et de la domination absolue qui leur fut imposée. Aussi ceux qui conduisent maintenant le combat national doivent-ils s’employer à rendre à leurs peuples la mémoire et la compréhension du stalinisme et des racines profondes de l’oppression bolchevique. Pour ce mouvement national en développement, est-ce la meilleure chance de rencontrer enfin la démocratie et son corollaire le développement économique et social ? Le doute peut s’installer en nous, tant sont effrayants les gigantesques problèmes non résolus que vont devoir inévitablement affronter les habitants de cet immense empire ! ♦