La société dépolitisée
Cet ouvrage est un « plaidoyer pour la politique ». Dans un vigoureux avant-propos l’auteur donne le ton : « Fonder la politique sur l’homme n’est envisageable que si l’homme est fondé sur la politique », et il conclut sur le thème : avec la disparition de la politique, « le pire devient possible », à savoir « la dislocation des fondements communs de notre société ».
Or cette société se dépolitise, sujet de la plus brûlante actualité… La « consécration du pouvoir d’expertise » découlant du caractère technique des critères de décision, la présence de tabous, l’éloignement croissant entre représentant et représenté, constituent quelques-unes des causes et des manifestations d’une indéniable crise. Il s’agit donc de « sortir de l’impuissance », après avoir successivement fait ressortir les insuffisances des doctrines, constaté la perte des repères traditionnels et passé en revue les contraintes. La progressivité affichée est plus apparente que réelle. En réalité, l’auteur procède essentiellement sujet par sujet, en analysant tour à tour les facteurs qui influent sur la politique. Ce faisant, le livre est ambitieux, car tout à la fois il défend une thèse avec l’ardeur de l’homme « engagé » et qui se déclare tel, il présente l’aspect pédagogique et scientifique d’un cours de haut niveau et il ne s’interdit pas de pousser loin la réflexion, tant il est vrai que « la nécessité de la politique réside dans l’accoutumance qu’elle crée à la nécessité de penser ».
Nous ne nous hasarderons pas à tenter de condenser une matière aussi riche. Bornons-nous à relever que le constat, apparemment justifié, est sévère. L’association entre État et société civile, « sphère politique » et « sphère privée » est mal réalisée. Les droits de l’homme sont ambigus et mis à toutes les sauces. Le libéralisme sécrète une idéologie molle, où un pouvoir minimal se tient sur la défensive, tandis que les citoyens subissent la tyrannie du conformisme. Le totalitarisme (dont nous apprenons avec surprise et quelque incrédulité qu’il ne fut guère étudié qu’après 1968) fascine, mais repose sur des postulats et sur la « triple dispense » de Jean-François Revel : intellectuelle, pratique et morale. « Révolution théâtrale », « libération par la fête », la période de mai 1968 est traitée en événement majeur. L’auteur en dénombre huit interprétations et selon lui « la leçon de conscience de mai 1968 s’est transformée en asocialité irresponsable ou en vitalisme apolitique ». Diable ! Faut-il accorder cet excès d’honneur à un printemps fou ? Peut-être, si l’on considère par exemple ses conséquences destructrices sur l’exercice de l’autorité. Or, une autorité reconnue est indispensable pour éviter les dégâts : « Là où la force est employée, l’autorité a échoué ».
À quoi d’autre se raccrocher ? L’histoire, semée de pièges, mérite une réhabilitation, car « il faut fortifier le passé pour renforcer le présent », mais elle souffre d’une « impuissance congénitale ». Le clivage gauche-droite, au-delà de l’opposition simpliste de l’idéal et du réel, devient carrément flou, sans pour autant rendre probable l’émergence d’un centrisme vraiment positif et original. Il reste le droit qui « décrit la société, tandis que la société écrit le droit ». L’éloge du droit, qui est « le produit du mariage de la liberté et de la raison » et qui « démasque les incohérences » constitue à notre avis un des chapitres les plus forts et les plus convaincants de l’ouvrage.
L’évolution de la communication, désormais universelle et médiatisée ; celle des relations internationales qui remplacent le droit par « un modus vivendi établi pour des raisons pratiques » ; celle de la culture, où il faut rechercher des convergences, comme à l’époque de la Renaissance, plutôt que la synthèse esperantiste… autant de contraintes. On trouvera là de bonnes pages, des jugements réjouissants : « Il est délicat d’apprécier l’efficacité de la politique culturelle au nombre de musées construits ou à la fréquentation des salles de concert » ; de bien jolies formules : la guerre « nécessaire et inadmissible, inévitable et inacceptable » (on pense à Raymond Aron) et aussi des sujets d’étonnement : la compréhension vis-à-vis du terrorisme semble glisser vers l’indulgence. De même que nous avons, à tort ou à raison, mis en avant le chapitre relatif au droit, nous avons tendance à privilégier celui qui est, en troisième partie, consacré au travail. L’auteur lui-même a dû ici se sentir particulièrement inspiré puisque, en rupture avec son ton habituel, il se laisse aller au calembour à propos du travail « sans doux leurre ».
Les préférences que nous nous sommes ainsi permis d’énoncer ne sont peut-être que l’effet de la recherche de la facilité, voire de la paresse pure et simple ; car, il faut bien l’avouer, l’austérité du sujet aidant, la lecture est ardue. Certains passages ne sont aisément accessibles qu’à la corporation honorable, mais limitée en nombre, des pairs de l’auteur « anciens élèves de l’ENS et de l’ENA », et le vocabulaire sort à maintes reprises des bornes du capital péniblement accumulé par le Français moyen. Or qui dit réhabilitation de la politique, dit adhésion des citoyens à des raisonnements mis à leur portée. Mais, pour reprendre avec plus d’espièglerie que de méchanceté une citation provenant d’une source abondamment utilisée (Hannah Arendt), notre auteur « serait-il capable de survivre à une version divertissante de ce qu’il a à dire ? ». ♦