Jean Doublet, le corsaire du Roi Soleil
On finit par s’attacher à ce personnage au regard farouche en suivant les péripéties relatées dans son journal de bord, dont les présentateurs ont élagué et rectifié le texte sans doute illisible en l’état, mais où il est difficile désormais de distinguer les parts respectives de l’extrait authentique, du condensé et du commentaire. L’avis au lecteur est toutefois fourni sous sa forme initiale, avec les excuses pour les « foibles styles et mauvais défauts dans cette espesce de relation ».
1663-1711, presque un demi-siècle sur mer depuis le premier embarquement comme passager clandestin à… 7 ans ! Avant 20 ans, Doublet aura été élève des jésuites à Québec, pris par les glaces à Terre-Neuve, captif des Hollandais et sera passé des rives du Canada à celles du Sénégal avant de devenir un familier des Canaries. Combats et commerce « interlope » alternent au gré de la succession des périodes de guerre et de paix et des reconversions qui en résultent.
La traversée de l’Atlantique demande alors plusieurs mois, la croisière en Amérique du Sud s’étend sur quatre ans. Il faut en cours d’expédition caréner les bateaux, installer des camps à terre, embarquer des provisions « 120 moutons, 24 grands bœufs et 6 génisses ». La cartographie est rudimentaire, les tâtonnements autour du cap Horn sont angoissants. Même pour un amateur de logarithmes et de trigonométrie tel que Doublet, il n’est pas facile de découvrir Cobica : « Vous trouverez deux grandes blancheurs sur trois quarts de la montagne. Après avoir rangé la pointe la plus au nord, il ne vous restera plus qu’à venir mouiller à l’aplomb d’une chapelle près de laquelle se dressent quatre figuiers ».
Des commanditaires plus soucieux de résultats que regardants sur le choix des moyens laissent une large initiative à cet indépendant (Doublet servit assez peu dans la marine royale). Maître à bord, le capitaine se concerte néanmoins avec les officiers et même avec des équipages qui ne sont pas composés d’enfants de chœur entre le pilote coupable de « friponneries avérées », l’aumônier « mis aux arrêts pour ses déportements en blasphèmes avec nos négresses » et des matelots provençaux que notre normand n’apprécie guère.
Nous n’apprenons pas grand-chose sur les longs jours de mer sans histoires. Mais lorsque l’horizon s’anime, le rythme s’accélère. Les rencontres sont rarement agréables ; la première caractéristique d’un navire est son nombre de canons. La vie humaine ne vaut pas cher : après un engagement devant Scarborough, Doublet note comme pour un incident de routine « 28 morts, 6 estropiés des bras et des jambes et 16 blessés ». Il faut aussi finasser, convaincre, négocier. Si les grands de ce monde, dont la protection reste indispensable, savent se montrer magnanimes, les « corregidors » (fonctionnaires royaux) sont souvent des gredins et les marchands des escrocs. Mais Doublet ne s’en laisse pas conter. Il manie avec autant de bonheur l’audace dans son magnifique coup de main de Saltash (NDLR : capture d’une pinasse hollandaise de 600 tonneaux par Doublet en 1688) que la ruse face aux barbaresques ou la diplomatie dans les banquets de Dantzig. En contrepartie, bien des échecs et des peines. Malade à Saint-Domingue, Doublet va être enseveli « lorsqu’un débordement du cerveau me débonda par un éternuement jetant un sang pourri. L’on s’écria : il n’est pas mort ! » Quant au commerce du « bois d’ébène », un naufrage éloigne tout espoir de fortune : « C’était épouvantable de voir des noirs nager sur l’eau, quoique plusieurs eussent les fers aux pieds. Les requins les dévoraient en grand nombre. Je me retirai presque nu, sans perruque ni souliers ».
Point de pulpeuse aventurière… À part une veuve (de la veille) qui fait irruption dans le lit de Doublet pour en être aussitôt expulsée et la « belle Goislard », malheureusement huguenote, le sexe faible n’apparaît guère qu’à l’occasion d’un dîner au cours duquel Doublet tombe amoureux de sa voisine de table, fait sa demande et décide du mariage entre hors-d’œuvre et dessert. On n’en entend plus parler qu’à propos des dévergondages des nonnes espagnoles ou lors du passage à Concepcion (Chili) où « étant par trop charitables, les femmes ne refusent rien ».
Le terrien impénitent s’y perd une fois de plus dans le nombre de coups de canon et la manœuvre des pavillons. Malgré l’aide d’un glossaire, il a du mal à évaluer les dégâts lorsque le mât de misaine se rompt « au-dessus du racage et à 3 pieds de l’étambrai ».
Une fois oubliés les noms des navires et le détail des voyages, il reste un récit alerte et coloré, d’un vif intérêt documentaire où se côtoient humour, naïveté et amertume. Merci aux auteurs d’avoir fait revivre pour nous Jean Doublet et encourageons-les à adresser un exemplaire à Mme Thatcher qui y lira cet avis d’un pionnier des Malouines : « Une colonie propre à bien des grandes espérances ». ♦