Le contrat naturel
Traité d’écologie ? C’est ce qu’on pourrait croire, à se fier aux présentations médiatiques qu’on a faites de ce livre, paru au moment même où son auteur était élu à l’Académie française. L’apologue par lequel Michel Serres introduit son propos pousse à cette réduction. Sur un tableau de Goya, deux furieux sont aux prises ; acharnés à se détruire l’un l’autre, ils ne prêtent pas attention au sol fangeux qui leur tient lieu d’arène et dans lequel peu à peu ils s’enfoncent, promis tous deux à un engloutissement qu’accélère leur combat. Ainsi en va-t-il de notre humanité, dont les entreprises démesurées ravagent et épuisent la Terre qui la supporte.
Le contrat social nous a délivré de l’état de « nature ». Il est muet sur le monde et, rompant avec le droit classique, ne parle que de nature humaine. Dès lors l’homme, parasite de la Terre, « exerce les droits qu’il se donne ». Il est temps d’inventer et de souscrire un autre contrat, « naturel » celui-là, par lequel la Terre nourricière et son parasite s’accorderont. Dans la guerre que se livrent depuis les origines l’homme et la nature, la nature nous écrasa longtemps ; nous voici aujourd’hui vainqueurs. Mais nous abusons de notre victoire, il convient de signer l’armistice.
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On eût été surpris et déçu, que Michel Serres, poète et philosophe, s’en tînt à porter de l’eau au moulin vert de l’écologie. Son livre est d’une autre richesse. Plus que l’épuisement de la Terre, c’est l’humaine modernité qui doit nous angoisser. L’humanité est en voie de pétrification, « étendue en d’immenses plaques astronomiquement observables… Solidaire comme un bloc… elle ne dispose d’aucun reste, de recul ou de recours où planter sa tente ». Plus de refuge sur terre, plus de tribunal d’appel, non plus, hors du monde : « La mort de Dieu vaut celle du législateur », que remplace la science indubitable. Dans la transparence universelle, si bêtement louée par nos contemporains, où se cacher ? La méconnaissance, sans laquelle il n’est de liberté, nous est un paradis perdu.
Ce beau livre pourrait n’être qu’un sanglot de désespoir. C’est un appel à la juste mesure et une réhabilitation de la prudence des vieillards. On y loue la corde, laquelle, par sa souplesse limitée, circonscrit le cercle, restreint, de notre autonomie. Michel Serres fut homme de mer. Les comparaisons marines lui sautent à la plume. Suivons-le : il faut, pour que le plongeur remonte, qu’il touche le fond de l’abîme ; nous en sommes proches. ♦