L’affaire des fiches
Pour un scandale ce fut un beau scandale, comme la IIIe République, proportionnellement à sa longévité, en sécréta bon nombre, des décorations à Stavisky, afin de distraire nos aïeux, peu préoccupés par la coupe de football et encore privés de jeux télévisés. Jaurès, Clemenceau, Doumer donnèrent de la voix, il y eut à la Chambre des « glapissements sauvages et des rugissements d’animaux », des soufflets et des duels et même un peu de sexe in fine. Curieusement, assez peu d’argent, sinon quelques deniers versés à un corbeau vénal et défroqué, personnage falot évoluant entre loge et sacristie. On comprend que François Vindé ait été alléché par un scandale d’aussi haute qualité, que les potaches connaissent au moins de nom, et qu’il présente avec un parti pris évident, ce qui est son droit le plus strict et rend le récit encore plus coloré.
En fait, avec le recul, on comprend la position des uns et des autres : une république de 25 printemps souhaiterait plutôt être courtisée que de se faire traiter de gueuse dans les popotes par ceux qu’elle paye pour la défendre, d’où (en admettant par la vitesse acquise que la conviction religieuse est incompatible avec une sincère adhésion au régime) la tentation de sonder les reins et les cœurs avant de distribuer galons, étoiles, croix et commandements ; de leur côté, beaucoup d’officiers de tradition, issus de milieux conservateurs mais parfaitement loyaux dans le service, s’estiment libres d’aller à confesse lorsqu’ils le désirent. Au fond Jaurès, lors de la mémorable séance du 4 novembre (1904), fait preuve d’une sagesse digne de Salomon : prendre des renseignements, d’accord, mais sous réserve d’une part qu’ils ne touchent pas à la vie privée, d’autre part qu’ils soient contrôlés.
L’histoire que conte Vindé se déroule en gros en trois phases : premièrement, le successeur de Galliffet, liquidateur intrépide et gouailleur de la précédente affaire (Dreyfus), est le général André, polytechnicien maniaque et sectaire qui vient de réussir à la tête de son ancienne école à « résister à l’envahissement de la gangrène cléricale ». Le nouveau ministre se lance à corps perdu dans l’épuration du corps des officiers, vaste entreprise à laquelle ni ses carnets personnels, pourtant bien fournis, ni le zèle de son cabinet « prêt à en découdre avec la réaction » ne suffisent à faire face. Il s’adresse donc au Grand-Orient, bien que non adhérent lui-même, par l’intermédiaire de ses collaborateurs maçons. Ainsi se constitue systématiquement, grâce au réseau des 400 loges, un fichier très complet suivant une procédure bien au point, mais ne répondant guère aux préceptes de Jaurès : non seulement, en contravention avec la liberté de pensée, les présences à la messe sont pointées et reportées en termes parfois peu convenables tels que « cléricafard » ou « cléricanaille », mais la fortune est dénoncée (« à 20 000 francs de rente »), l’origine reprochée (« ancêtres à l’armée de Condé ») et la vie privée étalée, de façon bien réjouissante à l’occasion – il faut en convenir – : « vit avec une Bretonne ! » Des affirmations relativement mesurables (« sa femme est la plus grande catin de la région ») voisinent avec d’autres plus difficiles à cerner, comme « rastaquouère ».
Deuxième acte : des fiches provenant directement du secrétariat général du Grand-Orient, rue Cadet, par le canal du traître Bidegain, tombent entre les mains de Guyot de Villeneuve, une sorte de paladin, député de droite de Neuilly, qui se trouve en outre avoir du goût pour la photocopie naissante et qui s’associe avec un collègue de profil plus discutable nommé Syveton. La suite est prévisible : intervention tonitruante à la Chambre, chute d’André malgré le sacrifice de quelques lampistes et, après une défense désespérée de trois mois, du président du Conseil lui-même, le « petit père » Combes.
Épilogue : comme toujours en matière de scandale, le temps apaise les choses. Une fois Syveton suicidé ou assassiné dans des conditions mystérieuses et Villeneuve battu aux élections de 1906, le coup de Tanger renoue l’union sacrée, Millerand finit par faire brûler les fiches et tout le monde part coude à coude pour la Grande Guerre. C’est là, selon l’auteur, qu’apparaîtront les dégâts : il faudra, par l’« hécatombe des généraux », limoger près de la moitié des titulaires de hauts commandements, apparemment promus pour des motifs étrangers à leur pure capacité professionnelle ; en contrepartie, sur 19 officiers qui connaîtront alors un avancement foudroyant, 14 avaient été retardés dans leur carrière après un fichage défavorable, dont Maudhuy, d’Urbal et Pétain.
Libre au lecteur d’aborder ce livre avec des états d’âme divers : il est possible d’y voir une œuvre d’historien, solidement étayée, sur un événement pauvre en sources bibliographiques, les rares titres disponibles provenant d’acteurs profondément engagés ; on peut aussi s’enflammer dans un sens ou dans un autre en épousant les passions parlementaires de jadis ; il reste enfin le parti de sourire de cet épisode burlesque de la Belle Époque… puisqu’aussi bien il y a longtemps qu’on ne parle plus de fichiers et l’avancement ne tient plus compte que du seul mérite, tandis que frères et vénérables vont à la loge en sortant de la messe comme ils se rendraient à la pâtisserie. ♦