Droit de la mer, tome I
Douze ans après Les États et la mer : le nationalisme maritime, livre remarqué et très novateur publié aux éditions de la Documentation française, et considéré à juste titre déjà comme un manuel de droit international public de la mer, le professeur Laurent Lucchini et le contrôleur général des armées Michel Voelckel unissent à nouveau leurs plumes pour nous donner le premier tome d’un ouvrage d’une bien plus grande ampleur intitulé laconiquement Droit de la mer.
Depuis 1978, des faits majeurs sont intervenus qui ont entraîné des changements substantiels dans le régime juridique des espaces maritimes et des activités qui s’exercent dans le milieu marin. Après neuf ans d’efforts, la IIIe conférence des Nations unies sur le droit de la mer est arrivée au terme de ses travaux et, le 10 novembre 1982, à Montego Bay (Jamaïque), une Convention a été ouverte à la signature et immédiatement signée par de nombreux États. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer n’est pas cependant encore en vigueur, le nombre de ratifications nécessaires n’étant pas à ce jour atteint. Des pans entiers du nouveau droit n’en sont pas moins déjà édifiés. L’appropriation étatique d’espaces maritimes importants s’est poursuivie, notamment au titre de la notion nouvelle de zone économique exclusive, par l’intervention d’actes unilatéraux appuyés sur une coutume dont la formation s’est étrangement accélérée.
Ainsi, tout le droit de la mer n’est pas dans la Convention de 1982, elle n’en est qu’un élément ; il faut, en conséquence, appréhender ce droit dans sa réalité et ses dimensions diverses : le « chercher où il se trouve ». C’est le projet de Laurent Lucchini et de Michel Voelckel, et ils montrent dès ce premier tome leur parfaite capacité à le mener à bien, malgré sa difficulté. La réflexion de l’universitaire et celle du praticien se sont complétées pour mettre en œuvre une documentation exhaustive et une culture juridique et maritime remarquablement étendue. Cet ouvrage de réels spécialistes n’est cependant jamais aride, les données historiques, diplomatiques, géographiques qui seraient nécessaires pour éclairer la formation ou l’état de la règle de droit sont rappelées et des schémas et des cartes enrichissent éventuellement l’exposé.
Avec ce livre, les étudiants en droit international vont disposer, on ose dire, enfin, d’un instrument de travail moderne, à jour et homogène dans un domaine où l’évolution du droit a périmé les ouvrages classiques, même de très grande valeur ; on pense, par exemple, au Droit international public de la mer, publié par Gilbert Gidel à partir de 1932, qui a durablement marqué la doctrine française en la matière.
Mais le public cultivé qui s’intéresse aux réalités politiques et stratégiques de notre temps, auquel appartiennent les lecteurs de la revue Défense Nationale, trouvera aussi son compte à la lecture de l’ouvrage de Laurent Lucchini et Michel Voelckel. Il est en effet peu de questions de droit de la mer, qui, de près ou de loin, n’impliquent un problème de défense. M. Guy Ladreit de Lacharrière, de regrettée mémoire, qui conduisit la délégation française à la plupart des sessions de la IIIe CNUDM, aimait à le souligner.
Les développements qui figurent dans le tome I de Droit de la mer sont regroupés en deux grands thèmes : « La mer et son droit » et « Les espaces maritimes ». Un second tome sera consacré à la délimitation des espaces, aux activités dont la mer est le lieu (navigation, pêche et autres formes d’exploitation, recherches, etc.) et aux tensions dont elle est le théâtre (et dont rend compte fidèlement cette revue).
Dans ce premier tome, les auteurs ne situent très justement le droit de la mer qu’à l’étage le plus élevé des multiples normes qui régissent le milieu marin ; seules celles qui relèvent du droit international public peuvent être qualifiées de droit de la mer. Ils mettent en valeur son double aspect de droit « d’espace » et de droit de « fonctions ». Ils montrent comment le droit de la mer traditionnel, imprégné de droit naturel, bâti autour de deux ou trois principes simples, s’est renouvelé, densifié pour aboutir à un droit contemporain qui prend en compte, d’une façon accentuée, les diversités géographiques des États et leurs besoins quant à l’utilisation du milieu marin, qu’il s’agisse de leur sécurité ou de leur développement. Les étapes, les acteurs, les instruments de cette transformation du cadre juridique d’un milieu marin conçu désormais non plus comme constituant uniquement une surface, mais envisagé dans sa globalité, avec les dangers qui le menacent et les richesses qu’il contient, sont décrits avec beaucoup d’approfondissement.
La genèse et la portée de notions nouvelles, telles que : « humanité », « patrimoine commun », « utilisation pacifique du milieu marin », qui sont proposées pour régir le milieu marin sont expliquées et précisées d’une manière très claire. Les auteurs font parfaitement apparaître la situation paradoxale où se trouve le droit de la mer en cette dernière décennie du XXe siècle. Sa réforme globale par voie conventionnelle, qui aurait dû restreindre sinon éliminer de ses sources la coutume et les incertitudes qu’elle implique, est bloquée par la non-entrée en vigueur de la Convention de Montego Bay. Cette situation est imputable à l’irréalisme des règles que celle-ci prévoit pour la gestion des grands fonds marins, dès lors que ceux-ci ne sont plus perçus, par une partie de la communauté internationale, que comme un eldorado très largement mythique. Le rôle de la Convention, dont l’élaboration avait suscité tant d’espoirs, se borne ainsi actuellement à réintroduire et à donner naissance à des règles coutumières.
Dans la description du régime juridique des espaces maritimes, les auteurs regroupent leurs études sous trois grands chapitres : les espaces relevant de la souveraineté ou de la juridiction étatique, ceux qui y échappent comme la haute mer et la zone internationale des fonds marins, enfin les espaces qui correspondent à des situations spéciales. Dans ce tome I, l’accent est donc mis sur le droit de la mer, « droit d’un espace ». On notera cependant que, sans doute pour des raisons pratiques, les délicates questions posées par la délimitation des espaces maritimes et le contentieux qu’elles suscitent sont renvoyés au second tome de l’ouvrage.
Traitant des espaces soumis à la juridiction nationale, les auteurs donnent à la zone économique exclusive, à l’exposé de son régime juridique et de ses ambiguïtés, la place que justifie sa récente et fulgurante entrée parmi les institutions juridiques du droit de la mer. S’agissant de notions plus anciennes et confirmées (mer territoriale, zone contiguë, plateau continental), ils mettent l’accent sur les évolutions, et l’exposé de controverses maintes fois relatées est très judicieusement allégé. Le souci d’une approche concrète et moderne de leur sujet leur fait par exemple privilégier l’exposé détaillé des conditions d’emploi et de tracé des lignes de base droites servant à mesurer la mer territoriale, exposé appuyé de croquis très parlants, à des développements classiques et rebattus sur l’origine doctrinale de la règle, maintenant dépassée, de la largeur de trois milles marins pour la mer territoriale.
S’agissant des espaces échappant à la juridiction étatique, Laurent Lucchini et Michel Voelckel donnent des indications extrêmement pertinentes sur le régime prévu pour la gestion des fonds marins de la zone internationale. C’est ainsi, pour eux, l’occasion de rendre compte des travaux que poursuit depuis 1983 la commission préparatoire de l’autorité internationale des fonds marins et du tribunal international du droit de la mer.
Parmi les développements qui traitent des espaces maritimes constituant des situations spéciales, les excellentes pages qui sont consacrées aux détroits servant à la navigation internationale méritent d’être signalées. Une question, en effet, se pose : le « droit de passage en transit sans entrave », figurant dans la Convention de 1982, fait-il partie du droit coutumier ? Quand on connaît l’importance stratégique de certains détroits, on comprend combien sont précieuses les informations apportées par les auteurs et les conclusions qu’ils en tirent. Ayant pris le parti de ne pas limiter leur exposé aux thèmes qui ont fait l’objet des travaux de la IIIe conférence des Nations unies sur le droit de la mer, ils donnent leur place à des questions qui n’y ont pas été traitées ou qui n’y ont été qu’à peine évoquées. On ne peut que se réjouir des études à jour et très documentées qui sont, dans cette optique, consacrées, par exemple, aux trois canaux internationaux : Suez, Kiel et Panama, ou encore aux régions polaires.
En résumé, on ne peut que féliciter Laurent Lucchini et Michel Voelckel d’avoir su rédiger un ouvrage capable, à la fois, de nourrir la réflexion de spécialistes du droit international et d’intéresser de nombreux lecteurs au-delà des cercles de juristes spécialisés. La clarté et la qualité de l’écriture permettent d’en prendre connaissance in extenso en y trouvant un intérêt constant. L’ouvrage peut aussi être aisément consulté sur un point particulier ; la numérotation des paragraphes et un index détaillé soigneusement établi facilitent grandement cette consultation.
Le souhait final que l’on peut émettre est de pouvoir disposer rapidement du second tome de Droit de la mer, car bien évidemment les thèmes qui ont été renvoyés à ce second volume sont complémentaires de ceux exposés dans le premier. ♦