Bolcheviks et jacobins
L’auteur sait de quoi elle parle. Maître de conférences à l’Institut national des langues orientales (Inalco) de Paris, elle a soutenu une thèse sur Barnave à l’Université de Moscou et un doctorat à la Sorbonne.
Jusqu’ici, c’est à un officier de Marine français, le commandant Henry Rollin, fin observateur de la psychologie des foules et auteur d’une remarquable analyse de la révolution russe (Delagrave, 1931) qu’on devait la meilleure mise en parallèle des bolcheviks et des jacobins. Il faudra désormais compter avec ce livre qui, par un recours systématique aux sources originales, nous livre pour la première fois l’ensemble des pièces du dossier russe et soviétique sur la question.
Dès le congrès de Londres de son parti (1903), en réponse aux mencheviks qui l’accusaient de jacobinisme à propos de sa conception autoritaire de l’organisation du PSODR (parti social-démocrate ouvrier de Russie), Lénine ripostait en les traitant de Girondins ainsi qu’en revendiquant pour lui et les siens le titre de « Jacobins de la révolution prolétarienne ». Ouvrez les œuvres complètes de Lénine, elles abondent en références à la Révolution française. Babeuf, Cabet, Danton, Mirabeau, Robespierre, Saint-Just, tout y passe. À aucun moment, dans aucune circonstance, l’influence sur lui du précédent historique qu’a constitué cette période tragique de notre histoire n’a été aussi profonde qu’en ce qui concerne l’organisation du parti bolchevik, ses procédés de conquête et d’exercice du pouvoir.
Ce sont les jacobins qui ont enseigné à Lénine l’art d’utiliser les principes démocratiques afin d’établir la dictature politique et économique la plus tyrannique, à l’aide d’une minorité active et disciplinée. Eux encore qui l’initient à la fabrication de majorités grâce au noyautage des organismes élus. Quel est le point de départ de leur puissance ? C’est précisément ce noyautage qui permet d’invoquer la fiction d’une volonté collective pour légitimer les actes les plus despotiques, pour imposer au pays la volonté et les décisions de l’homme ou du petit groupe qui dirigent le parti. Le décret du 2 septembre 1792, contraignant tous les organismes (législatifs, administratifs, judiciaires et militaires) à délibérer publiquement, les a exposés, depuis la Convention jusqu’au plus petit conseil de village, non seulement aux invectives des éléments les plus violents, mais à toutes les brimades et pressions des sociétés populaires.
Lénine et après lui Staline n’ont eu qu’à suivre l’exemple de la société des jacobins habile à s’épurer elle-même autant qu’à épurer les sociétés populaires et, via celles-ci, les organes de l’État tous basés sur l’élection. L’idée directrice qui inspirait Lénine, accélérer le processus de la révolution en brûlant les étapes pour arriver le plus tôt possible à la phase jacobine, se retrouve dans les Instructions du conseil exécutif provisoire du 8 janvier 1793, où se résumait l’expérience acquise dans « L’art d’organiser les révolutions ». Il lui faudra préparer non seulement son programme de « démolition méthodique », mais aussi « cette puissance provisoire qui met de l’ordre dans les mouvements désorganisateurs ». Qu’est-ce à dire, sinon former au préalable les cadres indispensables que les jacobins fournirent au Comité de salut public pour rétablir le pouvoir central, et qu’avant eux le comité breton avait formés pour abattre la monarchie absolue et l’Ancien Régime ?
C’est grâce à cet esprit d’autorité et aux procédés du noyautage et des épurations successives dans le parti que Lénine est parvenu à écarter puis à briser les mencheviks, comme les Montagnards avaient écarté et brisé les Girondins. ♦