Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste
Nasser, Ben Bella, voire Kadhafi, voient en lui l’un des principaux inspirateurs de la révolution coloniale qui a embrasé l’Afrique et l’Asie. Ce qui est sûr, c’est que Sultan Galiev est le père de la révolution tiers-mondiste et qu’il a joué un rôle clé dans l’émergence des idées révolutionnaires chez les musulmans d’Union soviétique. De cet homme qui, depuis plus de soixante ans, est dénoncé par les dirigeants soviétiques comme un « Trotski musulman », nous ne savons que bien peu de choses, suffisamment cependant pour comprendre les motivations à la base du combat qu’il a mené contre toutes les oppressions. Quand il naît vers 1880 dans un petit village des contreforts de l’Oural dans l’actuelle république autonome de Bachkirie, les indigènes musulmans ne sont déjà plus qu’une minorité, la colonisation russe étant passée par là. Ils ne représentent plus en 1990 que 24 % des 4 millions d’habitants qui peuplent ses 143 000 kilomètres carrés. Plus importante peut-être encore que l’accès de la Russie à la Baltique sous Pierre le Grand, fut la prise de Kazan (1552) sous Ivan le Terrible qui marquait le début de sa formidable expansion à l’Est et au Sud-Est, c’est-à-dire en Sibérie jusqu’au Pacifique et vers l’Asie centrale (Kazakhstan, etc.).
En partie exterminés, expulsés de leurs terres ou spoliés de leurs biens, les Tatares de Bachkirie étaient, lorsqu’éclate la révolution de 1917, « un peuple oublié ». La dernière fois qu’ils avaient fait parler d’eux, c’était sous Catherine vers 1774 en prenant une part active à la révolte de Pougatchev. C’est au moment de la révolution de 1905 que naît le premier parti socialiste musulman, qui représente dans l’histoire du mouvement socialiste de Russie une exception et un paradoxe, car en autorisant sa création les Bolcheviks (auxquels il s’était rattaché) acceptaient pour la première et dernière fois une organisation marxiste à base nationale et même confessionnelle. Dès cette époque, on assista à Bakou au dilemme jamais résolu, qui depuis 60 ans continue à déchirer le mouvement communiste international quand le marxisme et le nationalisme coopèrent : « Qui noyaute qui ? ».
Sous couleur de s’en prendre au « nationalisme démocratique bourgeois qui, en Orient, prend parfois la forme du panislamisme et du panturquisme, le Xe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS, mars 1921) ouvrait la voie au monolithisme du Parti et lançait ses premières attaques contre les « déviations nationalistes ». Dès lors, Sultan Galiev, qui a élaboré la doctrine du « socialisme national musulman », un socialisme réalisé par les travailleurs musulmans et non imposé par le prolétariat russe, se retrouve en désaccord avec la politique des nationalités de Staline et n’a plus pour seul recours que l’action clandestine. Mais c’est en avril 1923, au XIIe Congrès du PCUS, qu’éclata au grand jour le premier conflit sérieux entre Staline et les communistes nationaux. Quelques jours plus tard, Galiev fut arrêté par le GPU [NDLR 2020 : ou Guépéou, « Direction politique d’État »]. Chassé du Parti, il fut rendu à la liberté puis à nouveau arrêté en novembre 1928 et déporté aux Solovkis pour dix ans, ces îles de la mer Blanche où fut en 1923 établi le 1er camp, et dont Marina Goldovskaya a tiré un film qui nous a été présenté sur la 3e chaîne de télévision le 3 janvier 1990, dans la série « Océaniques », sous le titre : La naissance du goulag ». De là, on perd sa trace. Avait-il fini par comprendre qu’en devenant russe le communisme était déjà celui d’une grande puissance impérialiste chargée de plusieurs siècles de traditions antimusulmanes, et que les années d’internationalisme prolétarien du début ne pouvaient oblitérer un passé multiséculaire de haines raciales et religieuses ?
En 1926, au nombre de 17 millions, les musulmans d’URSS représentaient 11,5 % de la population totale. Avec 50 millions d’âmes, ils en représentent aujourd’hui de 17 à 20 %. L’explosion démographique de leurs populations, écrit Alexandre Bennigsen, permet aux élites musulmanes d’espérer se libérer un jour du contrôle russe par le simple poids de leur nombre, sans avoir besoin de l’apport numérique des musulmans étrangers. ♦