Billet – Normandie-Niémen
Où sont les stratèges pour nous aider dans le dossier russe ? Se lamentent les va-t-en-guerre de la terrasse de Lipp en scrutant celle du Flore. Il est vrai que plutôt que de se complaire dans des truismes sans affect, il aurait sans doute été plus utile de consulter les rapports de nos services de renseignement ou de lire Le Cadet (« Za Rodinu », avril 2014), et à défaut de se replonger dans Gogol et Dostoïevski comme le suggérait un article de Foreign Policy, voire de visionner ne serait-ce qu’une seule des productions russes sur la guerre, comme La balade du soldat, plutôt que de se ridiculiser dans la pantalonnade ukrainienne.
Prenons Lenina Dimitrievna qui apparaît dans un des nombreux documentaires sur la bataille de Leningrad. Elle reste dans ses souvenirs et n’a rien vécu d’autre depuis ces 872 jours d’un siège iconique qui tua plus d’un million de civils de froid et de faim, pour lequel le mot épouvante est encore trop faible. De sa voix fluette et posée elle évoque sa mère expirant dans le lit à côté d’elle, peu de temps après sa grande sœur, si jolie et si brillante à l’école qu’elle-même passait en regard pour simple d’esprit, et elle montre les rares photos qui lui en restent. Elle parle aussi de la petite chatte à qui elle donnait à manger avant le siège et qu’elle finit par dévorer, et sort le tableau qu’elle a peint sur un panneau de bois de l’instant où la voisine trancha la tête de l’animal avant de le faire cuire.
La babouchka, qui s’amuse d’une carte reçue un jour du Kremlin où elle était qualifiée d’héroïne, évoque les enfants morts de faim et d’épuisement, comme Viktor et Oleg, les frères aînés de ce Vladimir Poutine qui fait si peur à nos géopoliticiens de terrasse mais qu’on ne peut comprendre sans évoquer ces deux fantômes avec lesquels il vit. Elle parle enfin de ces mères cannibales, comme celle qui avait conservé sur le rebord de la fenêtre sa première fille décédée et qui en découpait chaque jour un morceau pour faire la soupe de la seconde. J’ai un jour demandé au prêtre si c’est un péché, s’interroge notre babouchka, mais moi je dis que c’est un acte d’amour. Et elle conclut : ça me dépasse. Moi ce qui me dépasse, c’est cette bouille ronde aux cheveux et aux dents rares, qui dit l’histoire d’un peuple qui n’a jamais rien cédé face à l’agresseur, et ce sourire qui raconte l’horreur vue et survécue mais exprime une déroutante humanité.
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