Les testaments secrets de Ben Laden
Les testaments secrets de Ben Laden
Après l’élimination d’Oussama Ben Laden dans la nuit du 1er au 2 mai 2011 et la neutralisation des cadres les plus éminents d’Al-Qaïda, la menace « djihadiste » reste présente. Les ambitions planétaires de l’hydre terroriste sont demeurées intactes, même si l’organisation a été contrainte de changer son mode opératoire. Elle s’est restructurée, décentralisée et n’a pas faibli. Al-Qaïda a même secrété de multiples métastases (Boko Haram, Ansar Al-Charia, Jabhat Al-Nusra, Daesch…) qui se sont lancées à l’assaut de nouveaux territoires en Afrique du Nord, au Sahel, en Syrie, en Irak, au Nigeria et dans la péninsule Arabique.
Le document de Roland Jacquard, président de l’Observatoire international du terrorisme, et d’Atmane Tazaghart, rédacteur en chef à France 24, retrace la saga tumultueuse des mutations d’Al-Qaïda au cours de la dernière décennie. Les deux essayistes livrent également de multiples informations sur la traque et la mort de Ben Laden. Puis, à travers une plongée édifiante dans les archives trouvées dans la dernière cache du chef terroriste le plus recherché au monde, les auteurs apportent un éclairage inédit sur les « testaments secrets » légués par le cerveau des attentats du 11 septembre 2001 aux nouvelles générations du Djihad.
Pour s’emparer de Ben Laden, les États-Unis ont employé des moyens considérables sur le terrain. La CIA a créé une « section Ben Laden » destinée à la traque du chef terroriste et a monté une « section pachtoune » pour bénéficier de la collaboration des tribus pakistanaises situées le long de la frontière afghane. Dans cette affaire, l’agence américaine s’est souvent fait berner par le double jeu mené par les services pakistanais et de nombreux chefs de clans qui distillaient des rumeurs concernant la localisation du chef d’Al-Qaïda. Ainsi le fondateur de la « légion étrangère » de la mouvance djihadiste, Abou Zoubeida, a révélé après son arrestation que Ben Laden bénéficiait du soutien d’un groupe de militaires pakistanais de haut rang chapeautés par le général de l’armée de l’air, Mushraf Ali Mir. Selon Abou Zoubeida, ce général et ses subordonnés ont été « généreusement rémunérés par Ben Laden », pour « l’aide qu’ils lui ont apportée, durant des années, afin d’échapper aux services de renseignements lancés à ses trousses, en l’avertissant à l’avance, chaque fois que des forces ennemies se rapprochaient de ses planques ». Ce double jeu explique l’échec de l’opération militaire des Américains à Tora Bora en novembre 2001 où se trouvait le quartier général d’Al-Qaïda. D’abord conduite par des bombardements aériens de grande ampleur, cette intervention s’est poursuivie par une offensive terrestre menée par trois chefs de guerre afghans appuyés par des forces spéciales américaines et britanniques. Les trahisons, le manque de fiabilité et les désaccords des leaders locaux à qui les Américains avaient promis une prime de 25 millions de dollars pour débusquer Ben Laden, ont finalement permis au chef d’Al-Qaïda de s’échapper.
Dans cet engagement, les Américains ont été bluffés par le double langage de leurs alliés de circonstance. D’ailleurs, les grottes afghanes avaient fait l’objet de gigantesques travaux d’aménagement pour établir des refuges capables d’accueillir plus de 400 combattants. Nichées à plusieurs centaines de mètres de profondeur, ces planques opérationnelles étaient donc très bien préservées des bombardements. En outre, ce complexe d’abris bénéficiait de destinations de repli qui pouvaient conduire les soldats d’Al-Qaïda vers des itinéraires le long desquels se trouvaient des alliances tribales. De surcroît, pour résister aux tirs des drones américains, la mouvance terroriste a imaginé un système visant à limiter les émissions de chaleur émanant des conduits d’aération. Pour cela, les combattants versaient régulièrement de l’eau froide sur des toiles de tente reliées les unes aux autres. Ainsi, l’évaporation provoquait des chutes importantes de température et absorbait une bonne partie des émissions de chaleur, rendant le travail des drones très difficile.
Les ruses de guerre utilisées par les fanatiques de Ben Laden relevaient souvent de données naturelles prises sur le terrain. Ainsi, pour éviter d’être repérés, ils utilisaient un vieux stratagème mis au point par les moudjahidines du commandant Massoud pendant la guerre soviétique : ils se servaient de troupeaux de moutons et de chèvres comme « leurre thermique ». Dès la tombée de la nuit, ces animaux étaient regroupés dans des enclos à l’intérieur de grottes, différentes de celles qui abritaient les caches, pour faire croire à la présence de combattants, car la chaleur dégagée atteignait vite des niveaux suffisants pour induire en erreur les capteurs infrarouges des drones.
Les actions de duperie d’Al-Qaïda qui ont floué les Américains sont légion. Outre l’épisode des grottes, les auteurs relatent l’histoire du trafiquant de drogue yéménite qui est parvenu à tromper la « section Ben Laden » de la CIA en lui faisant croire qu’il connaissait le nouveau repaire du chef d’Al-Qaïda au Yémen. Arrêté par le FBI à l’aéroport de Détroit en possession de produits stupéfiants, ce jeune délinquant yéménite, désireux de se sortir d’une mauvaise passe judiciaire, bluffa les services américains en leur fournissant des renseignements fantaisistes. Il rapporta de la sorte une myriade de détails sur l’influence de la belle famille de Ben Laden dans les rapports de force entre les tribus de la région d’Abyen au Yémen et les multiples caches qu’elle pouvait mettre à disposition de l’organisation terroriste. Trois agents de la CIA débarquèrent ainsi avec l’informateur yéménite à l’aéroport de Sanâa, la capitale du Yémen. Mais le rusé « collaborateur » parvint à fausser compagnie à ses « accompagnateurs » américains et à se réfugier dans les mêmes zones tribales inaccessibles aux étrangers, lieu où il avait prétendu que Ben Laden se cachait !
La chasse à l’homme a duré dix ans. Elle s’est achevée dans une villa cossue d’Abbotabad au Pakistan. Cette ville garnison accueille la prestigieuse académie militaire (le Sandhurst pakistanais) et les résidences estivales des officiers les plus influents du pays. Elle est donc très bien protégée. Par voie de conséquence, la dernière résidence de Ben Laden bénéficiait ainsi d’un dispositif important de sécurité. Ce paradoxe confirme la position ambivalente des services de renseignement pakistanais dont on voit mal comment ils pouvaient ignorer la présence d’un tel locataire. Finalement le chef d’Al-Qaïda s’est fait piéger à son tour par l’obstination de la CIA qui a concentré son attention sur l’un des messagers de Ben Laden et sur l’une de ses épouses, surveillée par l’Agence américaine, et venue rendre visite à son mari dans sa confortable habitation.
Les documents récupérés dans la demeure d’Abbotabad par le commando américain constituent une mine de renseignements. Parmi ceux-ci : des vidéos de Ben Laden où, dans les images, étaient masqués des messages par le procédé de la stéganographie (1), le texte fondateur de la doctrine djihadiste, le scénario d’une opération Ormuz visant des navires américains dans le golfe Persique, une action Air Force One destinée à la destruction de l’avion présidentiel américain, un « 11 septembre terrestre » comportant des attaques contre des trains et des avions dans des villes américaines plus petites et où les dispositifs de sécurité seraient moins élaborés que dans les grandes agglomérations, etc.
Les témoignages des deux narrateurs sont impressionnants. Les conclusions qu’ils en tirent se projettent sur le futur d’Al-Qaïda après la mort de son icône. Parmi les nombreuses questions posées, deux retiennent particulièrement l’attention : quels sont les nouveaux visages de la menace terroriste dans l’ère post-Ben Laden ? Quelle impulsion son successeur, Ayman Al-Zawahiri, tente-t-il de donner à l’internationale djihadiste dont l’objectif principal est de reprendre pied sur la scène arabe pour « éviter de voir la cause sacrée du Djihad supplantée par des révoltes populaires impures » ? Quant aux leçons à tirer sur la guerre contre le terrorisme, elles se résument à la nécessité de mettre l’accent sur le démantèlement des sources de financement de la mouvance djihadiste et à la neutralisation des idéologues et prédicateurs qui lui servent de recruteurs. Par ailleurs, le manque de résultats probants des bombardements à outrance de l’aviation américaine (voulus par l’Administration Bush) prouve que la guerre de l’ombre est de loin préférable dans ce genre de lutte. Dans cette optique, il faut faire davantage confiance aux moyens humains, tout en prenant garde de ne pas se faire abuser par des informateurs opportunistes. Dans l’Orient compliqué, les maîtres bluffeurs excellent dans l’art du double langage. ♦
(1) Technique de dissimulation qui consiste à faire passer un message dans un autre message ou une image. Elle se distingue de la cryptographie qui consiste à rendre un message inintelligible.