Onze ans après le premier engagement de troupes sous sa bannière, l’Union européenne reste incapable malgré son statut de puissance mondiale d’assumer certaines responsabilités. Une décennie d’oppositions stériles, d’intérêts contradictoires et de crises économiques a eu raison de belles déclarations d’intention et d’ambitieuses réformes institutionnelles dans le domaine de la défense européenne.
Prix RDN-École de Guerre 2015 - Opérations militaires européennes : bilan contrasté ou ambitions perdues ?
European Military Operations: Contrasted Assessment or Lost Ambitions?
Eleven years after the first engagement of troops under its banner, the European Union rests incapable—despite its status of world power—to assume certain responsibilities. A decade of sterile oppositions, contradictory interest, and economic crises created motivations for fine declarations of intention and ambitious institutional reforms in the domain of the European defense.
Les plus eurosceptiques devront s’y résoudre : l’Union européenne n’est pas qu’une puissance économique. C’est aussi et surtout un espace de stabilité et de paix en expansion permanente (1) depuis six décennies, dont les peuples sont porteurs de valeurs démocratiques et humanistes. Soucieux de promouvoir ces valeurs et de pérenniser leur environnement sécuritaire dans un monde en pleine mutation, les États-membres ont doté l’Union d’une politique étrangère et de sécurité commune dès 1992 dans le cadre du Traité de Maastricht.
Relevant des prérogatives régaliennes des États, ce pilier s’est développé par à-coups, particulièrement dans le domaine consubstantiel de la défense. Le Sommet de Saint-Malo de décembre 1998, en dissipant l’opposition britannique, a permis l’émergence d’une véritable « politique européenne de sécurité et de défense » (2). C’est à Helsinki, l’année suivante, qu’est entériné l’ambitieux « objectif global » d’une capacité autonome de gestion de crises à l’horizon 2003, dans le cadre des « missions de Petersberg » (3).
Il est vrai que l’Union européenne, à l’addition des capacités de ses États-membres, possède les moyens de ses ambitions : le deuxième rang mondial des dépenses militaires, un effectif approchant encore le million et demi de soldats (4), des équipements et de l’armement de dernière génération. Elle tient d’ailleurs son objectif initial en lançant dès 2003 deux opérations d’envergure, l’une à ses portes et l’autre sur le continent africain, rompant avec l’impuissance affichée lors de l’embrasement des Balkans.
Onze ans plus tard, l’engagement des troupes européennes présente néanmoins un bilan contrasté, même si les cinq opérations et missions en cours poussent le général de Rouziers à l’optimisme (5). La défense européenne a manqué la plupart des crises qui ont secoué le début de ce siècle. Quand elle s’est engagée, elle a montré ses limites tant dans la génération de la force que dans son efficacité.
Une décennie d’engagement militaire en peau de chagrin
L’Union s’est trop souvent présentée en ordre dispersé, comme le confirment deux exemples récents. En 2011, une opération militaire multinationale est engagée dans le cadre de la résolution 1973 des Nations unies, autorisant l’usage de la force pour protéger les populations libyennes face à la répression de leur guide suprême. Principaux artisans de cette opération, qui bascule le 31 mars sous mandat de l’Otan (6), la France et la Grande-Bretagne sont privées du soutien de nombreux États européens, au premier rang desquels l’Allemagne. L’appui américain permettra de combler les carences dans certains domaines comme le ravitaillement en vol et le renseignement.
En janvier 2013, la France se retrouve également isolée pour s’opposer en toute urgence à l’avancée des djihadistes vers la capitale malienne. Bien que l’opération Serval s’inscrive dans le cadre d’une résolution des Nations unies et bénéficie d’un large soutien européen (7), les troupes françaises n’obtiennent aucun appui direct dans les violents combats qui les opposent aux islamistes. Tout au plus peuvent-elles compter sur le soutien aérien de certains partenaires européens pour le transport et le renseignement. Malgré l’adoption, dès 2011, d’une « stratégie européenne sur le Sahel » faisant de la lutte contre l’extrémisme religieux une priorité, la plupart des États-membres restent focalisés sur le projet EUTM (European Union Training Mission) de formation de l’armée malienne.
Le manque chronique de consensus sur l’opportunité d’intervenir met également en exergue les intérêts contradictoires des États-membres, comme l’illustre la deuxième guerre du Golfe en 2003. Alors que la France, soutenue par certains partenaires, dénonce à juste titre les fondements mêmes de l’intervention américaine, certains pays européens s’engagent pleinement en Irak. Si la participation britannique ne surprend guère, celle du Danemark (seul à avoir refusé la PSDC), de la Pologne ou de la Bulgarie (en phase d’adhésion à l’UE) sont plus symptomatiques.
Des résultats contestables
Quand enfin l’unanimité se dessine, c’est le contraignant processus de décision et de génération de force qui obère la réactivité opérationnelle, en dépit de l’urgence humanitaire. Il s’agit en effet de respecter les contraintes politiques de chaque État-membre pour aboutir à un accord satisfaisant sur le volume de la force, sa nature, son mandat et la répartition des efforts.
La chaotique constitution de l’EUFOR pour la République centrafricaine (RCA) en est l’exemple récent. Alors que la crise est paroxystique en décembre 2013, deux résolutions des Nations unies légitiment une intervention internationale, avec l’appui des troupes françaises engagées dans l’urgence pour interrompre les exactions. Si le Conseil européen avalise l’engagement d’une force européenne dès le 10 février 2014, près de deux mois sont ensuite nécessaires pour réunir 750 soldats, fournis majoritairement par des puissances de second rang et même par un pays extérieur à l’Union (8). Le concept de battlegroup 1500 (9), pourtant adapté en l’occurrence, est battu en brèche par les Britanniques. Ce bilan peu flatteur n’empêche pas Lady Ashton d’émettre son satisfecit : « We have reacted swiftly to the serious crisis in the Central African Republic ».
L’expérience précédente de génération de l’EUFOR Tchad/RCA en 2008 n’est pas plus convaincante, même si l’ampleur de l’opération, engageant 3 700 hommes provenant de vingt-trois pays européens, peut l’expliquer. Six mois s’écoulent en effet entre la décision initiale du Conseil et le déploiement effectif de la force sur le terrain. Un délai dramatique dans le contexte d’engagement de l’EUFOR, censée protéger des centaines de milliers de réfugiés dans les deux pays.
Une fois la force européenne engagée, c’est son efficacité qui est remise en cause, notamment sa dépendance capacitaire envers des partenaires extérieurs. En 2008, l’EUFOR recourt par exemple massivement à des moyens de transport aérien russes et ukrainiens. L’Union, par les Accords de « Berlin + », se ménage aussi un accès aux capacités de l’Otan (10). Elle s’en prévaut notamment en 2003 pour reprendre à son compte la stabilisation de la Macédoine dans le cadre de l’opération Concordia.
La faible « empreinte » des mandats européens est un autre grief. Les opérations Concordia, Artemis, EUFOR RDC et EUFOR Tchad/RCA n’ont guère duré plus de neuf mois, sans vocation à être reconduites du fait de la lourdeur du processus politique. L’utilité des troupes déployées et leur effectif limité, dans un contexte sécuritaire s’apparentant souvent à de la criminalité de droit commun, peuvent aussi être soumis à caution. Les forces européennes ont tout au plus apporté une accalmie ponctuelle, comme la situation en Afrique centrale l’a démontré après leur départ (11). Dans le cadre des missions européennes d’entraînement (EUTM), c’est la qualité des instructeurs et leur capacité à produire une formation adaptée à des troupes locales en guerre qui restent à prouver (12).
Il a même été question de partialité sur le continent africain, qui reste d’ailleurs le seul terrain d’intervention européen depuis 2004. Cela se ressent particulièrement lors de l’opération EUFOR Tchad/RCA, qui débute dans un contexte difficile alors qu’une attaque rebelle sur N’Djamena est repoussée par le Président tchadien, avec l’appui non coercitif des forces françaises. L’EUFOR sera dès lors taxée de faire le jeu de l’ancienne puissance coloniale et de son allié Déby, en paralysant toute action rebelle, sans offrir de solution politique.
Au regard de ces nombreux griefs, on distingue aisément le profond fossé entre la réalité de terrain et la part de démagogie de technocrates et élus européens, prompts à voir dans un déploiement logistique réussi et un panachage d’uniformes multinationaux un succès opérationnel. Seule l’opération navale Atalanta, couplée à l’EUTM Somalie, semble faire l’unanimité, tant elle contribue à la réduction de la piraterie dans l’océan Indien et à l’aide au développement dans la région.
L’Union, bouc émissaire facile
La vision diplomatique des autorités européennes peut expliquer ce bilan. En privilégiant un engagement « en faveur d’un multilatéralisme efficace centré sur les Nations unies dans l’objectif de trouver des solutions durables » (13), l’ancienne Haute Représentante posait les bornes de la politique étrangère européenne. Inspirée du concept de « soft power » et fondée sur une approche globale, elle n’accorde qu’une place secondaire au traitement militaire des crises, aux côtés d’actions civiles de consolidation de l’État et d’aides massives au développement. Les opérations européennes sont d’ailleurs qualifiées « de transition » et ne visent qu’à assurer la mise en place d’une force multinationale de plus grande échelle, selon le « bridging model » (14).
Ce ne sont toutefois pas les technocrates bruxellois qui engagent les troupes européennes, mais bien les chefs d’État et de gouvernement (15). À ce jeu, on constate que la « vision supérieure » européenne s’arrête où les intérêts particuliers des États et, plus arbitrairement, de leurs dirigeants commencent. Outre le fait que ces derniers préservent jalousement leurs prérogatives régaliennes avec une tendance croissante à attribuer leurs échecs à Bruxelles, des considérations politiques et économiques expliquent souvent leur passivité. Les réticences régulières de l’Allemagne illustrent cette ambiguïté, alors que son budget de défense, gonflé par la relative prospérité du pays, est appelé à devenir le premier d’Europe (16). Ce phénomène est amplifié par de lourds clivages quant aux zones d’intérêt stratégique, les États-membres les plus récents restant focalisés sur la menace à l’Est, mise en évidence par la crise ukrainienne (17). Vingt-deux pays de l’Union étant également membres de l’Otan, certains privilégient clairement cette dernière et son leader américain pour garantir leur sécurité.
Ces difficultés sont encore accentuées par la crise économique majeure qui conduit à une baisse chronique des budgets de défense, dont la plupart n’atteignent même plus 1,5 % du PIB. Le désintérêt de l’opinion publique pour l’outil militaire conduit les gouvernements à des coupes draconiennes, remettant en cause la pérennité de certaines capacités. Cela complique la génération de force, d’autant que l’engagement reste à la charge financière des États contributeurs. La défense européenne semble d’ailleurs nager à contre-courant au regard des budgets croissants octroyés par les puissances émergentes à leurs armées (18). Le Secrétaire général de l’Otan, lors du récent Sommet de Newport s’en est ému, souhaitant voir ses partenaires consacrer au moins 2 % de leur PIB à la défense.
Bien que l’Union n’ait pas vocation à concurrencer l’hyperpuissance américaine, ni à supplanter l’Otan dans son rôle sécuritaire, on peut douter de la viabilité de la ligne européenne à moyen terme. Le recentrage stratégique américain au profit de l’Asie laisse l’Europe face à ses contradictions, alors que l’émergence d’un monde multipolaire fait apparaître une instabilité croissante et des menaces diffuses à ses portes.
Des signes encourageants sous l’impulsion de la France
Face à son importante inertie, l’Europe se construit par à-coups, sous la contrainte des crises. La défense européenne ne déroge pas à la règle et profitera sans doute du contexte particulièrement crisogène actuel pour se bonifier.
Le Traité de Lisbonne (19) a ouvert certaines opportunités susceptibles de la stimuler. Outre un renforcement institutionnel correspondant à la création du service européen d’action extérieure (SEAE), il a établi à l’instar de l’Otan une clause d’assistance mutuelle entre États-membres, qui n’est pas anodine dans un contexte de tensions interétatiques à l’Est. Il a aussi agrandi l’éventail opérationnel au-delà des missions de Petersberg (20), intégrant implicitement la lutte contre le terrorisme. Il a recouru à certains mécanismes pour contourner la règle de l’unanimité. Les coopérations « renforcée » et « structurée permanente » permettent ainsi aux États les plus engagés de s’associer sur des projets concrets, de participer à des programmes d’équipement communs et de renforcer l’interopérabilité des matériels. Cela est notamment réalisé au sein de l’Agence européenne de défense (AED) (21), avec pour objectif sous-jacent de pérenniser l’industrie de défense, indissociable de la qualité des armées.
Sur le plan organique, il a intégré dans l’Union les forces multinationales existantes (22), alors que de nouveaux « regroupements d’intérêt » ont vu le jour dans la continuité de la brigade franco-allemande (23). Enfin, le centre d’opérations a été jugé pleinement opérationnel. Ces différents outils n’attendent qu’à être exploités avec davantage de conviction. Le dernier Conseil européen consacré à la défense (24) en a offert une première occasion, sous l’impulsion française. Un droit de suite sur les affaires de défense y a notamment été évoqué, avec la prévision d’une nouvelle réunion à l’été 2015. D’autres discussions ont relancé une vision diplomatique commune, matérialisée par la « feuille de route stratégique ». Le Président français a aussi proposé un fonds de financement commun pour les opérations extérieures de l’Union, qui, au-delà du mécanisme Athéna, renforcerait la solidarité politique entre États-membres.
Bien que certaines occasions aient été gâchées au cours de la décennie, il ne faut donc pas céder à un pessimisme excessif. La France, par ses capacités militaires, son rayonnement international et les valeurs qu’elle défend, conserve un rôle moteur dans la défense européenne. Comme le dernier Livre blanc le souligne, elle agit avec pragmatisme, en favorisant les associations avec les partenaires européens les plus solides et en intervenant sur tous les fronts afin de garder la capacité de mobiliser à travers l’Europe. Elle recherche aussi l’implication d’autres acteurs internationaux majeurs et d’organisations régionales, afin de ne plus se retrouver seule face à des crises remettant pourtant en cause la sécurité et les principes fondamentaux de l’Europe tout entière. ♦
(1) L’Union a connu six vagues d’élargissement, dont les dernières ont concerné certains pays issus du bloc communiste.
(2) Lors du Conseil européen de Cologne, qui effaçait ainsi l’échec de la CED en 1954 et l’impasse de l’UEO.
(3) Instituées par l’UEO en 1992, il s’agit des missions humanitaires et d’évacuation, de maintien de la paix et de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les opérations de rétablissement de la paix.
(4) Selon les chiffres 2012 de l’Agence européenne de défense, le budget de défense cumulé des États-membres approchait 190 milliards d’euros.
(5) Intervention du président du comité militaire de l’UE au Parlement européen, le 24 septembre 2014. Les opérations et missions sont : EUFOR Althea (BiH), EU NAVFOR Atalanta, EUTM Somalie, EUTM Mali et EUFOR RCA. Elles regroupent près de 3 000 soldats.
(6) Opération Unified Protector.
(7) Exprimé par le président du Conseil européen, H. Van Rompuy, lui-même.
(8) Outre la France, les principaux contributeurs sont la Pologne, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, le Portugal, la Roumanie et la Géorgie, qui espère ainsi se rapprocher de l’UE.
(9) Il s’agit de groupements tactiques multinationaux d’environ 1 500 hommes, projetables sur court préavis. Les dix-huit groupements actuellement identifiés se relaient pour des « alertes » de six mois.
(10) Ces accords ont été conclus en décembre 2002 pour éviter les duplications inutiles et mettre à disposition de l’Union européenne certains moyens de l’Otan, notamment un état-major d’opération de niveau stratégique.
(11) Rapport de l’International Crisis Group consécutif à l’opération EUFOR Tchad/RCA : « Tchad, la poudrière de l’Est ».
(12) EUTM Mali (depuis 2013) et Somalie (depuis 2010) ont déjà formé plusieurs promotions de militaires locaux, dont certains sont amenés à conduire des opérations de guerre.
(13) Discours de Mme Ashton au Conseil de sécurité des Nations unies (14 février 2014).
(14) Ce modèle a été appliqué pour la première fois lors de la mission Artemis en RDC en 2003, puis régulièrement reconduit. L’EUFOR Tchad/RCA a par exemple transmis son mandat à la Mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad (Minurcat), en mars 2009.
(15) Les décisions relatives à la PSDC sont prises par le Conseil européen (article 42 du Traité UE). Elles sont, à quelques exceptions près, adoptées à l’unanimité.
(16) La compétitivité de l’économie allemande (notamment de son industrie de défense) est renforcée par sa real politik. Ce sont par exemple ses intérêts commerciaux qui l’ont incité à participer à l’opération antipiraterie Atalanta.
(17) A contrario, les rives Sud de la Méditerranée présentent, pour des raisons historiques et économiques, peu d’intérêt pour les pays du Nord de l’Europe.
(18) Il ne s’agit même pas d’évoquer le budget américain qui dépassait encore les 500 Meuros en 2013. Le budget de la Chine a officiellement augmenté de 10 % dans la même période pour atteindre 88 Meuros (certains experts le jugent néanmoins nettement supérieur) et celui de la Russie doit bondir de 60 % d’ici 2017 pour atteindre les 80 Meuros.
(19) Le Traité de Lisbonne, signé en décembre 2007, après l’échec du TCE, est entré en vigueur le 1er décembre 2009.
(20) Cette ouverture s’est faite pour les actions de désarmement, les missions de conseil et d’assistance, et les opérations de stabilisation post-conflit (article 43 du TUE).
(21) L’agence travaille sur un « plan de développement des capacités », identifiant des opportunités de coopération dans le cadre du concept de pooling & sharing ou de projets ad hoc dans certains secteurs prioritaires (avions ravitailleurs, cybersécurité, communications satellitaires et drones).
(22) Il s’agit de l’Eurocorps (force de réaction rapide), des forces maritimes de l’Euromarfor et du Groupe aérien européen.
(23) Notamment le forum Nordevco, le groupe de Visegrad et l’initiative de Weimar +.
(24) Le Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013 fut le premier Conseil dédié à la défense depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne.