Dans la tête de Vladimir Poutine
Dans la tête de Vladimir Poutine
Michel Eltchaninoff, agrégé et docteur en philosophie, spécialiste de philosophie russe, a récemment publié Dostoïevski, le roman du corps (Éditions Jérôme Millon, 2013). Il est rédacteur en chef adjoint de Philosophie Magazine.
Après la guerre de Crimée et les difficiles événements qui bouleversent l’Ukraine depuis plus d’un an, se pose la difficulté récurrente d’appréhender les objectifs et les intentions de Vladimir Poutine. Le livre de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, contribue grandement à y répondre. Si la Russie remodèle les frontières héritées de l’effondrement géographique et idéologique de l’URSS, c’est qu’elle cherche aussi à retrouver un sens à son existence. C’est ce que depuis près de quinze ans, son Président s’efforce de reconstruire sur des bases philosophiques et historiques. Plus concrètement, en janvier 2014, les hauts fonctionnaires, les gouverneurs des régions, les cadres du parti Russie unie ont reçu de la part de l’administration présidentielle des ouvrages de philosophie, des œuvres de penseurs russes du XIXe et du XXe siècles qui doivent servir de base à leur inspiration et à leur action. Comme le souligne Michel Eltchaninoff, l’interprétation de la philosophie russe sur laquelle s’appuie la politique de Vladimir Poutine, devrait nous aider à comprendre sa stratégie alors même que les prophètes du conservatisme, de « la Voie russe » et de « l’Empire eurasiatique » donnent le ton au Kremlin. Cependant, cet essai se révèle nettement critique et circonspect face aux orientations prises par le Kremlin.
Conservateur puis plus nettement impérialiste, Poutine cherche à renouveler grâce à ses discours et ses actes, les fils de l’histoire et du destin russe sans écarter la notion d’empire qui en reste indissociable. Il inscrit son action dans l’histoire épique des tsars « rassembleurs des terres russes », glorifiée par l’historiographie mais qui servit déjà de recours à l’URSS face à l’invasion hitlérienne. Depuis son accession au pouvoir, la politique de réconciliation conduite sur l’étude du passé russe, qui englobe l’histoire de la Russie tant monarchique que communiste, s’inspire de cette logique même si certains reprochent que les millions de morts issues de l’idéologie marxiste ne soient pas plus souvent source de culpabilisation.
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’annexion de la Crimée de mars 2014 ainsi que l’engagement politique et opérationnel mis en œuvre en Ukraine orientale et méridionale, englobée comme la « Novorassia », d’origine russe par nature. Plus largement, l’Eurasisme remis en forme avec la tentative d’Union eurasiatique, mise en difficulté avec l’orientation ukrainienne, s’appuie tout autant sur l’inspiration de philosophes eurasistes comme Lev Goumiliov.
L’appui de l’Église orthodoxe et le retour en force du Patriarcat de Moscou constituent un autre pilier et un allié qui nourrissent une « idéologie de remplacement » après la chute de l’utopie communiste et le constat de ses échecs. L’Église a ainsi nourri ce que l’auteur appelle une idéologie archéo-conservatrice qui s’appuie en particulier sur les valeurs familiales, la morale religieuse, le patriotisme et l’obéissance aux autorités. L’instrumentalisation de la religion aurait par ailleurs amené l’Église à se trouver dépendante du levier offert par le Kremlin.
Au plan philosophique, Michel Eltchaninoff estime que Poutine ne se pose pas en intellectuel mais que ses proches en ont les prétentions. Ainsi, Vladimir Yakounine, président des chemins de fer russes, rassemble des intellectuels et publie des ouvrages sur le renouveau religieux de la Russie et le besoin de s’opposer à la néfaste influence occidentale. On trouve également parmi eux, le cinéaste Nikita Mikhalkov qui a réintroduit la connaissance d’un philosophe russe immigré, Ivan Ilyine (1883-1954), proche de l’idée d’une « dictature démocratique », mais aussi le moine Tikhone Chevkounov qui dirige un monastère à Moscou. La critique de la démocratie comme celle du philosophe du XIXe siècle Constantin Leontiev, conservateur et antilibéral, inspire par ailleurs le Kremlin dans le choix d’une voie russe spécifique.
Enfin, l’influence qu’a exercée le « soviétisme » sur Vladimir Poutine reste fondamentale. Formé à l’école du KGB, qui représentait l’épée et le bouclier de l’Empire, il reste soviétophile et veut réconcilier les Russes en écartant les examens de conscience douloureux. Si Staline peut alors être mis en avant, c’est parce qu’il fut d’abord le vainqueur de l’Allemagne nazie conquérante et destructrice, mais l’idéologie révolutionnaire issue de Lénine se doit alors d’être écartée.
Au-delà de la Russie, Michel Eltchaninoff, estime que Poutine se pose en pôle conservateur face à la décadence libérale de l’Occident anti-chrétien, ce qui se traduit par des prises de position « belliqueuses » relayées par les médias russes.
L’auteur a donc fourni des éléments de réponse à la question que chacun se pose depuis l’annexion de la Crimée, magnifiée en Russie comme un acte fondateur : qu’est-ce que Poutine a dans la tête et en fait il contribue ainsi à délimiter les possibilités de le contrer dans ses ambitions politiques et territoriales ? Mais comme il le voit aussi comme un réaliste qui amalgame ou superpose les références philosophiques, sa doctrine, qualifiée d’hybride et mouvante annonce selon l’auteur de cet essai un avenir agité.
Ce texte apporte donc un réel apport pour une meilleure connaissance des ressorts et des inspirations de l’actuelle politique russe. Elle se trouve effectivement très critiquée quand elle se veut slavophile, en désignant comme ses ennemis, les libéraux, les Européens et les Américains. Elle est vue comme confuse et sédimentaire, mais sans évolution dans son amalgame des Russes blancs et de Staline dans sa vision impériale. Elle sert alors de ciment idéologique qui emprunte aux néoconservateurs et qui trouve un relais dans des réseaux de style komintérien. Toutes ces critiques à l’encontre de Poutine sont violentes et trouvent un appui dans cet essai.
Cependant, ces constats faits à l’encontre d’une Russie impériale pourraient ne pas être uniquement vus comme des condamnations sans appel, mais comme une réalité à prendre en compte. Cette contribution permet alors tout autant de forger les contours d’une opinion et d’une compréhension des Russes que d’établir un état des lieux nécessaire à toute analyse stratégique. Il reste au lecteur, grâce à cet essai, à utiliser cet outil en fonction de ses ressentis pour l’aider à appuyer son analyse d’un acteur géopolitique pas encore moribond. ♦