L’Église catholique et le politique de défense au début des années 80. Étude comparative des documents sur la guerre et la paix
Les feux de l’actualité ayant quitté les « euromissiles », prétextes aux prises de position des conférences épiscopales du début des années 1980, le temps vient de l’analyse. Catherine Guicherd nous donne ici une étude extrêmement fouillée des textes en question, et de leurs contextes théologique, politique, sociologique ou stratégique.
L’Église est toujours intervenue – souvenons-nous de sa « doctrine sociale » – pour affirmer le regard particulier sur certains faits de société que lui suggérait son message. Sa séculaire réflexion sur la guerre et la paix prend un relief propre à une époque où le monopole de la contrainte armée légitime, qui fonde le pouvoir des États, devient puissance de vie ou de mort sur les sociétés : la réflexion sur les finalités et les moyens de la défense est donc particulièrement nécessaire aux temps nucléaires.
Jusqu’au début des années 1980, la position des Églises catholiques sur l’arme nucléaire se rattache à deux orientations principales. La première est résumée par la condamnation romaine, dans les années 1950, de toute stratégie ignorant les critères classiques de « proportionnalité » (de l’éventuelle réponse à la menace) et de discrimination (des actes de guerre, en particulier concernant les objectifs visés). La seconde se réfère au célèbre énoncé de la Constitution Gaudium et spes : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation ». On notera que le terme d’« acte de guerre » semble impliquer la possibilité de distinguer entre le discours proprement dissuasif, et l’utilisation réelle du nucléaire « in bello ».
Pour l’observateur extérieur, la partie la plus passionnante de l’ouvrage est celle qui décrit, dans le détail, l’élaboration progressive des documents épiscopaux : « Le défi de la paix » (États-Unis) ; « La justice crée la paix » (RFA) ; « Gagner la paix » (France), ainsi que leurs orientations. Le document américain, élaboré « à l’américaine », presque publiquement, débouche, après de multiples débats, sur les positions les plus radicales : en partant du non-usage en premier, on en arrive à la négation de tout usage, la « dissuasion » elle-même semblant ne se sauver que comme discours pur, bluff indépendant de toute menace d’usage, anticités bien sûr, mais aussi contre des objectifs militaires. Le texte allemand, plus « politique », identifie la « menace sur la liberté des Nations et de leurs citoyens émanant de systèmes totalitaires » et la « menace qui émane de la course aux armements ». Dans une telle situation, la dissuasion nucléaire peut être reconnue comme un « moindre mal ». Le texte français est sans doute celui qui fait la plus grande part à l’analyse stratégique. L’identification de la menace soviétique y est explicite, ainsi que le rejet de la guerre conventionnelle en Europe comme substitut à la dissuasion, cette dernière vue à travers la formule désormais fameuse : « La menace n’est pas l’emploi ».
Les prises de position du texte français apparaîtront comme les plus abruptes, les plus proches des doctrines officielles des responsables politiques. Au-delà de cette adéquation ponctuelle, chacun de ces textes renvoie à la manière dont les trois pays se situent dans le monde des conflits, donc à leur stratégie.
Du côté allemand et du côté français, la dissuasion a toujours été pensée en soi, comme manifestation déclaratoire visant à éviter toute guerre, les Européens sachant trop ce que représenterait la dévastation, même « classique », de l’Europe. La « proportionnalité », la « discrimination » des réponses de défense, s’appliquent mal, dans cette logique, à un raisonnement dissuasif fonctionnant hors usage réel. Aux États-Unis, au contraire, non seulement le double critère de la forme juste d’une guerre – proportionnalité, discrimination – est appliqué à un conflit nucléaire vu comme une réalité pensable, mais il est, en plus, étendu au discours dissuasif lui-même. Tout se passe donc comme si les évêques américains avaient repris les grandes lignes de la pensée stratégique des États-Unis, débouchant sur des résultats différents, mais organisés par la même logique. On sait bien, en effet, quelle domination ont exercée, depuis quarante ans, outre-Atlantique, la pensée de la guerre nucléaire réelle, le raisonnement sur les opérations nucléaires, bref ce que certains auteurs appellent la « pensée classique du nucléaire », qui débouche sur la naissance et raffinement continu des stratégies nucléaires antiforces. Les évêques américains pensent bien, eux aussi, le nucléaire comme l’instrument d’une guerre réelle, et pour cette raison le rejettent. Option en apparence contradictoire avec la politique officielle, mais reposant sur la même appréhension du monde nucléaire, sur le même refus de conceptualiser la révolution stratégique de 1945.
L’étude de Catherine Guicherd souligne enfin que les trois documents renvoient à une paix future basée sur une construction sociopolitique continue, et non sur la seule sauvegarde des instruments nucléaires. Elle tente donc de lire, dans les textes et les mouvements d’Église qui les accompagnent ou s’y opposent, quelques tendances de l’avenir : sur la défense non violente, sur la désobéissance civile, au-delà, sur les chances d’émergence d’une éthique nouvelle des relations internationales.
Ces remarques rendent peu compte de la richesse de l’ouvrage. La très fine analyse des problèmes stratégiques posés par le nucléaire, et des réactions qu’ils engendrent dans le milieu catholique, permet au lecteur d’observer, sur un cas précis, comment est vécu le monde nucléaire. Observation de première importance, tant il est vrai que la crédibilité des stratégies de dissuasion repose au premier chef sur un élément politique : le consentement des peuples.
Les textes étudiés ici témoignent d’une interrogation éthique, au demeurant toujours ouverte, mais aussi l’appartenance irréductible de chaque communauté catholique à sa société, de sa dépendance vis-à-vis d’un héritage intellectuel, historique, géographique, voire idéologique. Paradoxalement, on apprend beaucoup sur la stratégie française en lisant les évêques français, beaucoup sur la stratégie américaine en suivant les évêques américains, beaucoup sur les ambiguïtés allemandes en se reportant au texte allemand. À d’autres de dire s’il est réjouissant, ou déplorable, que, pasteurs, les évêques soient aussi citoyens…
Le talent de Catherine Guicherd est ainsi de nous livrer une étude qui peut être comprise à de multiples niveaux : éthique (le discours de l’Église sur la guerre et le monde nucléaires) ; sociologique (la société catholique face au défi nucléaire) ; stratégique, politologique (le processus de prise de décision dans l’appareil d’Église), etc. Au-delà des spécialistes de ces disciplines, elle concerne tous ceux qui s’interrogent sur le mystérieux avènement, et le contestable fonctionnement, de la toute nouvelle société nucléaire.