La crise des Nations unies
On se doutait bien un peu que tout n’allait pas pour le mieux aux Nations unies, que la concorde n’y régnait pas pleinement et que le rendement n’était pas à son maximum. Le constat présenté par un orfèvre, Pierre de Senarclens, professeur à l’université de Lausanne et familier de la maison, est accablant.
Sous une présentation austère, sur le ton convenable propre aux relations internationales, l’auteur ne dépasse jamais le degré de vulgarité qui consiste à dépeindre la place de Fontenoy (où siège l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture – UNESCO) comme un « grand et inconfortable nid de hamsters » (c’est d’ailleurs une citation). Le refus de l’outrance rend les jugements encore plus tranchants et le sens de la formule est tel qu’on souhaiterait aligner à l’infini les exemples depuis le poétique : « les réalités se dérobent à l’emprise des espérances » jusqu’au féroce : le portrait de René Maheu (directeur général de l’UNESCO de 1961 à 1974) « violent, cruel, méprisant et imprévisible ».
Le terme de crise est-il le plus approprié ? S’il y eut des épisodes paroxystiques, comme la Corée ou la mort de Dag Hammarskjöld (secrétaire général des Nations unies de 1953 à 1961) porteur d’une « noble candeur », l’historique qui constitue l’essentiel de l’ouvrage décrit plutôt l’effritement lent et inéluctable de l’édifice initial, fondé sur l’État-nation et sur le modèle anglo-saxon. L’obstruction soviétique, les surenchères des décolonisés sur lesquels l’intelligentsia occidentale reporta les « vertus messianiques conférées jadis au prolétariat européen », plus généralement le désaccord sur les buts ont fait voler en éclats, plus vite encore et plus radicalement qu’au temps de la Société des Nations (SDN), les principes et les structures que leurs inspirateurs jugeaient universels.
La situation résultante est connue, au moins subodorée par le public : l’égalité juridique des Grands et de nouveaux venus dont il arrive que la population ne dépasse pas quelques dizaines de milliers d’habitants ; la légitimation accordée à des régimes qui bafouent les droits de l’homme, accompagnée de la mise au ban de boucs émissaires ; la lassitude des Occidentaux copiés jusqu’à la caricature mais sans cesse vilipendés ; l’accumulation de résolutions excessives et verbeuses « ayant pour fonction de camoufler les impasses de la négociation ».
Pierre de Senarclens ajoute en expert un diagnostic porté de l’intérieur : les difficultés financières, la prolifération des instances, la pratique de la langue de bois, le culte de la personnalité, la médiocrité du personnel permanent… Il illustre son propos par le récit de la « faillite exemplaire » de l’UNESCO, traversée d’intrigues et qui survit mal aux « turbulences politiques » ainsi qu’aux « comportements erratiques » du président sénégalais de l’UNESCO jusqu’en 1987, M. Amadou-Mahtar M’Bow.
Les affaires importantes se traitent désormais ailleurs. Les Nations unies n’apportent plus qu’une contribution « quasiment nulle à la solution des principaux problèmes mondiaux ». Faut-il pour autant les condamner sans appel ? Quelques éléments d’une éventuelle réforme « aléatoire et nécessaire » sont proposés in fine. Dans le monde transnational d’aujourd’hui, il importe de maintenir ce lien de rencontre, sous peine de perdre tout repère et de déboucher sur un « Liban généralisé ». Les moyens préconisés sont ceux d’un « retour aux sources » ; d’un repli sur l’essentiel. Encore y faudrait-il une volonté cohérente. Étant donné la vigueur avec laquelle il vient d’asséner des coups bien mérités, on est en droit de se demander si l’auteur croit vraiment lui-même en la possibilité de cette renaissance. ♦