Les relations soviético-américaines
Anne de Tinguy nous avait déjà livré, il y a deux ans, une fort intéressante histoire de la détente. Aujourd’hui, elle élargit l’horizon de sa recherche à l’ensemble des relations soviéto-américaines depuis 1971. Synthétiser dans le format ne varietur de la collection « Que sais-je ? » un vaste sujet constitue toujours un exercice difficile. Cette fois-ci, il s’agit d’un véritable exploit, tant par la clarté que par la force de l’exposé.
Cela dit, exprimons d’emblée deux regrets. Il est dommage, s’agissant d’un ouvrage de vulgarisation qui s’adresse à un large public non averti, de ne pas trouver de chronologie. De même, la bibliographie pourtant bien longue – deux pleines pages – ne mentionne ni Aron, ni Fontaine, ni Nixon.
Les sept décennies des relations soviéto-américaines sont découpées en cinq grandes périodes : les débuts (difficiles), la grande alliance, la guerre froide, l’ouverture khrouchtchevienne et enfin, la détente et ses désillusions ; découpage logique. On pourrait toutefois « chipoter » l’auteur sur certains choix. Par exemple, après avoir consacré un chapitre à la « guerre froide », était-il justifié d’exposer la politique de John Foster Dulles dans le chapitre suivant consacré à « l’ouverture khrouchtchevienne » ? Sans aller jusqu’à définir Dulles, ainsi que le fait le petit Larousse – à la grande satisfaction sans doute du Kremlin – comme l’« homme politique américain » qui « lutta contre l’influence soviétique, contribuant ainsi au développement de la guerre froide », il faut bien reconnaître que le nom du bouillant secrétaire d’État du président Eisenhower reste associé à la politique d’« endiguement ». Il ne faut pas non plus oublier que Dulles fut secrétaire d’État de 1952 à 1959 et Khrouchtchev président du Conseil des ministres, plus tard, de 1958 à 1964.
L’ouvrage insiste avec pertinence sur tous les aspects des relations, non seulement stratégiques et politiques, mais aussi économiques. Il met fort bien en relief certains aspects de ces relations, souvent mal connues, quand elles ne sont pas totalement ignorées. Citons quelques exemples : dix ans avant la reconnaissance de jure de l’URSS (le 16 novembre 1933), les États-Unis ont sauvé de la famine quelque dix millions de personnes ; autre exemple : l’acharnement de Staline à prélever le maximum sur la production de l’Allemagne au moment même où les États-Unis aident au relèvement de leur ennemi d’hier ; troisième exemple : le refus des Soviétiques de lier l’octroi du bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée à la liberté d’émigration, de même que l’impossibilité de leur faire accepter un accord sur le règlement du prêt-bail.
Anne de Tinguy ne fait pas la part belle aux Américains en général : « Cette difficulté des Américains à comprendre le système soviétique ». Ses critiques s’adressent tout particulièrement à Roosevelt dont elle déplore les « erreurs de jugement », et notamment son « idée d’un ordre mondial construit avec l’URSS grâce à des négociations directes ». Elle regrette que les idées de Churchill sur le sort de l’Europe orientale n’aient pas été mieux prises en compte. Difficile débat. Outre que Churchill, lui aussi, n’a pas toujours été aussi clairvoyant que lors de son discours sur le « rideau de fer » (Fulton, Missouri, 5 mars 1946), la « fumée d’un cigare » ayant peut-être, à plusieurs reprises, obscurci son esprit, l’incompréhension du système soviétique n’est pas propre aux Américains ; elle est hélas ! commune à toutes les démocraties.
Les hésitations et les contradictions américaines sont fort bien analysées, notamment celles du tout début des relations. Les meilleures pages du livre nous ont semblé être celles consacrées à l’ébahissement de la jeune mais puissante démocratie américaine devant un adversaire qu’elle voudrait traiter en ami. Après la Seconde Guerre mondiale, les différences de ton, sinon de politique entre le président Truman, définissant sa doctrine le 12 mars 1947, et son secrétaire d’État Marshall lançant son plan le 5 juin de la même année, sont tout aussi finement étudiées.
Malgré ses nombreux faux pas et volte-face, la politique américaine a marqué des points. Elle en a tellement marqué qu’à deux reprises, l’URSS a « provoqué ce qu’elle voulait éviter » : la reconstruction économique de l’Europe à partir de 1947 grâce au plan Marshall et la création de l’Alliance atlantique en 1949. Ce faisant, on doit reconnaître que les initiatives soviétiques, qu’il s’agisse de la création du CAEM [Conseil d’aide économique mutuelle] (économique) le 1er janvier 1949, ou de celle du Pacte de Varsovie (politique et militaire) en mai 1955, n’ont jamais précédé, mais toujours suivi, les initiatives occidentales.
Finalement, l’histoire des relations soviéto-américaines se caractérise par une incessante alternance d’enthousiasme et de méfiance, d’admiration et de crainte, d’engouement et de répulsion. Si, à aucun moment, Américains et Soviétiques ne sont parvenus à stabiliser durablement leurs relations, c’est bien, comme l’écrit Anne de Tinguy, parce que le « conflit » qui oppose depuis 1945 les deux grands peuples qu’avait décrits Tocqueville un siècle plus tôt, est, en fait, « lié à des idéologies et à des conceptions du monde différentes ».
La nouvelle phase gorbatchevienne, pourtant célébrée souvent comme une ère nouvelle, pourrait fort bien ne déboucher sur rien d’autre que ce qu’ont connu les deux adversaires-partenaires depuis soixante-dix ans.