La révolte de l’Agri-Dagh, « Ararat » (1927-1930)
Après Farizad Békir en 1922, et cheikh Saïd de Palou en 1925, Ihsan Nouri lança en 1927, contre les autorités kémalistes, une révolte kurde qui obligea le gouvernement d’Ankara à engager plusieurs corps d’armée, et se prolongea jusqu’à la fin de 1930. Réfugié à Téhéran, malgré les griefs que, durant son mouvement, il avait conçu contre les autorités persanes, et désormais peu libre de ses initiatives, Ihsan Nouri (1892-1976) tint à rédiger discrètement, dans sa langue kurde écrite en caractères latins, les souvenirs de ses actions armées. C’est de ce document historique que des éditeurs kurdes, malheureusement mal pourvus de moyens matériels et techniques, viennent de faire paraître une bonne traduction française.
Combattant dans les rangs de l’armée ottomane dès 1910 en Albanie, puis au Yémen, et sur tous les fronts turcs durant la Première Guerre mondiale, Ihsan Nouri soutint d’abord Mustafa Kémal dans sa résistance nationaliste aux entreprises occidentales ; puis, déçu par l’oubli des promesses faites alors aux Kurdes, ce fut à l’émancipation de son peuple qu’il se consacra, dans des conditions que l’historien kurde portant le pseudonyme de Peresh décrit ici très clairement (p. 35-55). Cette introduction éclaire bien à propos les souvenirs transcrits par Ihsan Nouri, qui, très sensible aux conditions humaines et populaires de son combat, ne se soucie pas toujours d’en faire clairement apparaître les aspects tactiques. Autour de l’Ararat, il est vrai, Ihsan Nouri avait surtout à diriger un peuple de montagnards qui continuait, dans sa révolte contre les autorités turques, de mener sa vie ancestrale (voir par exemple p. 130), et dont les jeunes gens faisaient héroïquement le coup de feu, mais n’étaient pas même en mesure de servir, contre leurs adversaires, un canon qu’ils venaient de leur prendre (p. 146). L’entrée en ligne de troupes persanes, aux côtés des troupes turques qui mirent en œuvre leur aviation (p. 156-160), fut décisif à l’encontre du « maquis » de l’Ararat.
Ihsan Nouri, s’il célèbre à juste titre la bravoure et la générosité de ses partisans, reconnaît volontiers leurs défauts, qui l’ont souvent desservi, « la nature kurde, en cas d’urgence, étant d’agir plutôt que de réfléchir » (p. 124). Il relate aussi les erreurs commises sur le terrain, par exemple autour de Bayazid (p. 146-147). Il combattit avec une extrême énergie, mais, remarque Peresh, il « réalisa trop tard le danger de dépendre d’un seul centre de libération » (p. 50), c’est-à-dire de l’unique noyau de résistance autour de l’Ararat, tandis que dans le reste du pays n’était menée qu’une guérilla diffuse.
Incidemment, l’ouvrage met en cause l’attitude de la France à l’époque (p. 44, 46, 56, etc., et page couverture rectifiée par erratum). Liées par les accords internationaux, les autorités françaises du Levant ne pouvaient cependant ni éviter d’interdire officiellement le mouvement de libération Khoyboun, ni s’opposer, sur la voie ferrée de Bagdad qui empruntait alternativement les territoires turc et syrien, au transit des troupes turques (sous réserve de réciprocité). Toutefois, les officiers français des services spéciaux ne manifestèrent aucun zèle pour empêcher les Kurdes de Syrie de rejoindre les rebelles ; si de telles tentatives, comme celle du courageux Hadjo des Heverkan, allèrent à l’échec, ce fut surtout en raison de la distension des liens tribaux qui amenuisait beaucoup l’influence des chefs émigrés.
On soulignera l’intérêt tout particulier de la préface établie par Ismet Chériff Vanly, juriste, historien des mouvements nationaux kurdes. Elle comporte, outre d’utiles précisions biographiques sur le général Ihsan Nouri, de pertinentes analyses stratégiques, qui permettent de réfléchir tant aux erreurs des délégués kurdes et arméniens devant la Conférence de la paix de 1920 et aux enseignements qu’elles comportent (p. 23-24), qu’aux conditions quasi désespérées dans lesquelles Ihsan Nouri engagea la lutte (p. 31). Peu de pages aussi éclairantes ont été écrites sur l’histoire des mouvements kurdes.
Analysant la conjoncture présente, Ismet Chériff Vanly se félicite que, chez les Kurdes, les notables aient été relayés par les partis ; mais il observe que ceux-ci « sont trop nombreux pour être unis, et restent divisés par des schémas idéologiques, souvent sans rapports avec le pays réel ». Et il poursuit : « Un mouvement comme le mouvement kurde ne peut réussir que moyennant union, la mise sur pied d’un front de libération nationale, instrument politico-militaire, la mobilisation des classes montantes – en l’espèce paysannerie, classe ouvrière et bourgeoisie patriotique –, l’adoption d’objectifs clairs et inaliénables, et, surtout, la mise en œuvre de moyens adéquats et diversifiés (politiques, psychologiques, économiques, semi-militaires et militaires), moyens qui doivent être coordonnés dans le cadre d’une stratégie globale et offensive, comportant un combat de longue haleine et multiforme : sur le plan international, sur le territoire de l’adversaire, sur le sol national… Entre les Kurdes et les peuples turc, arabe et persan, il est des liens qui ne peuvent être défaits, mais qui doivent être redéfinis dans la liberté, entre partenaires égaux et souverains au point de départ, une fois déraciné le rapport de domination » (p. 32-33). Il est en effet paradoxal qu’à notre époque soit encore sujet, et divisé entre diverses souverainetés étrangères, un peuple de quelque vingt millions d’âmes qui a donné, en maints domaines, tant de preuves de son courage et de sa valeur.