La guerre secrète moderne
Défense Nationale a rendu compte dans son numéro de janvier de « La stratégie mondiale » de Lawrence Freedman. Les éditions Bordas ont publié une série d’autres ouvrages sur les problèmes militaires, remarquablement illustrés, parmi lesquels ce livre très intéressant sur « la guerre secrète », mauvaise traduction du titre anglais : les services secrets ne sont pas en effet les seuls acteurs de la « guerre du renseignement », et les auteurs anglo-saxons (trois spécialistes militaires et un scientifique) soulignent que 80 % des informations, nécessaires aux autorités gouvernementales et militaires pour prendre leurs décisions, peuvent être obtenues par la documentation ouverte.
L’intérêt de cet ouvrage réside dans le fait qu’il présente l’ensemble du domaine du renseignement et des moyens mis en œuvre pour remplir les trois fonctions permanentes : la collecte, l’analyse et la distribution des informations (on utilise en France les termes de recherche, exploitation et diffusion). Sensibilisé aux affaires d’espionnage, le public ignore cet aspect global aussi bien que les techniques modernes du renseignement militaire.
Les grands organismes, civils et militaires, des principales puissances (1), l’échange du renseignement au sein des alliances, et les problèmes d’espionnage font l’objet des premiers chapitres, où l’on trouve une typologie des agents recrutés par le KGB (Comité pour la Sécurité de l’État soviétique) : le fonctionnaire amoral ou insatisfait, l’enfant gâté, l’intellectuel désabusé, la secrétaire esseulée.
Les chapitres suivants mettent en valeur l’importance croissante des techniques de recherche : l’interception des messages (COMINT), l’analyse des signaux électromagnétiques (ELINT), domaines beaucoup moins connus que ceux de l’observation par satellites. La reconnaissance aérienne et la détection maritime remplacent l’observation humaine, ou la complètent, en utilisant toutes les techniques optiques, électroniques et acoustiques. Les auteurs notent que la surpuissante protection aérienne des forces soviétiques interdit leur survol sauf à très basse altitude : il faut pallier cette difficulté en laissant les avions largement en retrait (Standoff surveillance ; radar SLAR ; AWACS) ou en employant des appareils sans pilote (RPV : remotly piloted vehicle).
Les sources humaines restent primordiales pour les forces terrestres, chaque échelon, du bataillon au Corps d’armée, doit disposer de moyens propres qui lui permettent d’évaluer l’ennemi de sa « zone d’influence » (zone de responsabilité du renseignement en terminologie française), et attend de l’échelon supérieur la connaissance de son ennemi futur (zone d’intérêt). « Comment savoir ce qui se passe derrière la colline ? » se demandait le duc de Wellington. Mesurer et suivre des unités mobiles dans un terrain tourmenté ou couvert est toujours difficile, et demande la coordination de toutes les sources : spatiales, aériennes, électromagnétiques, humaines. Radars, lasers, infrarouge, intensification de lumière et capteurs (REMS : remote sensors) améliorent l’observation humaine, ils ne la remplacent pas.
En conclusion, le colonel Kennedy pose le problème de l’efficacité des grands services de renseignement, qu’il juge « marginale ». Dominé par la peur et la bureaucratie, le KGB se noierait dans le détail : opinion contredite semble-t-il par les révélations de Farewell. L’auteur critique dans la CIA (Central Intelligence Agency) la centralisation de l’analyse, la manie du secret, la politisation des responsables, le recrutement universitaire, et les initiatives du service action. La menace soviétique a été longtemps sous-estimée, la situation en Amérique centrale et au Moyen-Orient mal évaluée. Cette appréciation négative n’est pas partagée par Ray S. Cline, qui estime dans l’introduction : « La force des Soviétiques réside dans le volume des informations recueillies et dans l’importance des risques encourus pour les obtenir. En revanche l’inventivité en matière de technologie et l’analyse objective propre aux sociétés libres donnent à penser que les États-Unis et leurs alliés possèdent toujours la meilleure “machine” du renseignement ».
Les remèdes du colonel Kennedy sont à la mesure des faiblesses constatées : il faudrait transférer le service action à un Office des services stratégiques (OSS) rattaché à la défense, séparer l’analyse de la collecte des informations, confier l’évaluation au département d’État, permettre un contrôle effectif du parlement, « ne pas empêcher la presse de divulguer les abus dont elle a connaissance ». Sans prendre parti dans ce débat, on peut observer que les solutions proposées sont périodiquement mises en discussion dans les pays occidentaux, dont la France. C’est dire que ce livre aborde bien tous les problèmes que pose l’importante fonction du renseignement.
(1) On regrettera que la préface de M. de Marenches, centrée sur les questions de la surinformation et de la désinformation, ne corrige pas quelques erreurs concernant l’organisation française (SDECE, Sécurité militaire, deuxièmes bureaux).