Dumont d’Urville (1790-1842. La Vénus de Milo. Les épaves de La Pérouse. L’Antarctique et la terre Adélie)
Il y a quelques années, l’amiral Jacques Guillon nous avait raconté avec brio ses propres souvenirs, c’est-à-dire ceux d’un marin parti de Carthage pour entrer parmi les premiers à Berchtesgaden. Aujourd’hui, il nous présente avec le même talent assorti d’humour une biographie complète de Dumont d’Urville, ce personnage hors du commun dont le public même éclairé ne sait pas grand-chose, bien que son nom soit porté par une rue de Paris et par un bâtiment de la Marine nationale.
Or, comme notre ami nous le démontre brillamment, il fut un des derniers grands marins de la marine à voile, en même temps qu’un des plus aventureux explorateurs du début du XIXe siècle, de la même lignée que Bougainville, La Pérouse et d’Entrecastaux, pour ne parler que des Français. Il fut aussi un « découvreur », bien que parfois contesté par ses contemporains, puisqu’on lui doit pour une bonne part la présence au Louvre de la Vénus de Milo, la confirmation du lieu du naufrage de La Pérouse et la souveraineté de la France sur la Terre Adélie, c’est-à-dire sur une portion du continent antarctique.
En effet, la statue de la Vénus Victrix fut découverte dans l’île de Milo en avril 1920 par l’élève de Marine Voutier, embarqué sur la goélette L’Estafette, qui appartenait à cette station navale du Levant que nous entretenions alors pour y soutenir nos consulats, nos comptoirs, et nos établissements religieux, comme nous y autorisaient les Capitulations. Mais c’est l’enseigne de vaisseau Dumont d’Urville, alors embarqué sur la gabare La Chevrette en campagne hydrographique dans le Bosphore, qui, ayant eu connaissance de cette récente découverte lors d’une escale à Milo, réussit à convaincre de son intérêt artistique et archéologique notre ambassadeur à Constantinople, lequel en fit l’acquisition pour l’offrir au roi Louis XVIII. Dumont d’Urville, toujours disposé à se mettre en avant, s’en attribua plus ou moins le mérite, d’abord devant la Société des arts et sciences de Toulon puis devant l’Académie des sciences, à l’occasion de la relation de ses travaux d’histoire naturelle pendant sa campagne. Moyennant quoi il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur, promu lieutenant de vaisseau, et le roi lui fit présent d’un livre précieux, alors que les autres participants à la découverte ne furent récompensés que beaucoup plus tard ou même pas du tout.
La reconnaissance par Dumont d’Urville des épaves des bateaux de La Pérouse eut lieu, quant à elle, en février et mars 1828, alors qu’il commandait L’Astrolabe. Il avait précédemment effectué comme second le tour du monde sur cette gabare gréée en goélette et alors dénommée La Coquille. Chargé aussi à son bord des travaux de botanique et d’entomologie, il avait rédigé après sa campagne un mémoire sur la flore des îles Malouines, qui fut publié par l’Académie des sciences, ce qui contribua à sa promotion très rapide au grade de capitaine de frégate. Nommé peu après au commandement de L’Astrolabe, Dumont d’Urville entreprend par le cap de Bonne-Espérance une nouvelle campagne dont l’objectif est la reconnaissance géographique des îles du Pacifique Sud, et en particulier de la Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande. Au sujet de cette dernière, Jacques Guillon nous apprend qu’un vaste territoire situé sur l’île du Nord, c’est-à-dire là où se trouve maintenant le port d’Auckland de triste réputation, fut offert à la France qui ne l’accepta pas, – Oh ! ironie de l’histoire ! – par un baron Thierry né de parents français émigrés en Angleterre. Dans l’îlot de Vanikoro, au Nord de l’archipel des Fidji, où La Pérouse avait fait naufrage. Dumont d’Urville avait été précédé par un certain Dillon, autre aventurier d’origine lui aussi plus ou moins française, qui en est donc le vrai découvreur. Ces parages sont probablement maudits puisque la dysenterie s’abattit ensuite sur L’Astrolabe, qui reviendra péniblement en France, ayant laissé derrière elle 10 morts, 20 malades et 13 déserteurs. Le temps des épreuves continuera ensuite pour Dumont d’Urville, puisqu’il échouera lamentablement dans sa candidature à l’Académie des sciences, et qu’il ne réussira pas à être reçu par Charles X, non plus qu’à être promu dans la Légion d’honneur, comme il l’avait sollicité. Suivra alors une traversée du désert de plus de cinq ans, pendant laquelle il rédigera et publiera la relation de son précédent voyage, et cela en 24 volumes.
Mais en 1837, Louis-Philippe accepte sa proposition d’entreprendre sur L’Astrolabe, accompagnée par une goélette du même type La Zélée, une nouvelle campagne d’exploration géographique, celle-là autour du monde. Sur ces instructions du roi, il cherchera d’abord à approcher le continent antarctique dans un secteur voisin du méridien du cap Horn, ce qui aurait renouvelé l’exploit de l’anglais Weddel, qui en 1823 avait atteint la latitude 74° Sud. Mais pour Dumont d’Urville, la tentative échoua totalement, puisque ses deux bâtiments faillirent bien être immobilisés dans les glaces, avant d’avoir dépassé la latitude 64° Sud. Nous, à qui la même aventure manqua de peu d’arriver 117 ans après au large du Groenland avec une frégate à vapeur, ne lui en ferons pas grief en songeant à l’exploit que représentait la navigation dans les glaces avec les petits bâtiments à voiles de l’époque. D’ailleurs Dumont d’Urville, après avoir exploré les archipels du Pacifique Sud, aux noms illustrés pendant la dernière guerre, comme Salomon, Nouvelle-Guinée, Carolines, Mariannes, Moluques, îles de la Sonde, repartira en janvier 1840 à l’assaut du continent antarctique, mais cette fois dans un secteur voisin du méridien de la Tasmanie. Il n’atteindra pas le pôle magnétique comme il l’avait cherché, mais il apercevra ce continent à un endroit qu’il baptisera la Terre Adélie, du nom de sa femme. Jacques Guillon nous en parle avec une particulière compétence, puisqu’il a lui-même débarqué sur cette terre en janvier 1950, c’est-à-dire 110 ans plus tard, alors qu’il était le commandant en second de l’aviso Commandant Charcot, venu pour y réaffirmer la souveraineté française et y établir une base scientifique permanente. Pour Dumont d’Urville, la campagne se terminera à Toulon en novembre 1840, et il sera promu contre-amiral peu après. Le bilan de son expédition avait été lourd, en raison notamment du scorbut qui avait décimé ses équipages au large du Chili ; à l’arrivée il lui manquait en effet près du tiers de ceux présents au départ ; 25 de ses hommes étaient morts, 14 avaient été débarqués pour maladie et 13 avaient déserté.
La fin de Dumont d’Urville allait suivre rapidement, puisqu’il allait mourir en mai 1842, avec toute sa famille, c’est-à-dire sa femme Adèle et le seul survivant de ses cinq enfants, dans un accident de chemin de fer alors qu’ils revenaient de Versailles où ils étaient allés admirer les grandes eaux jouées en l’honneur de la fête du roi.
De tous ces événements l’amiral Jacques Guillon nous fait un récit scrupuleux au plan de la recherche historique, mais en même temps très vivant, au point qu’on croit souvent lire un roman. Son héros était d’ailleurs originaire de la même province que Madame Bovary et y avait vécu une vingtaine d’années seulement après elle. C’est donc cette société de notables normands que l’ouvrage nous décrit d’abord avec talent, puis les milieux maritimes successifs d’une époque chargée d’histoire, puisque Dumont d’Urville s’était engagé dans la marine peu après Trafalgar (1805), c’est-à-dire sous Napoléon, et allait ensuite y servir sous Louis XVIII, Charles X, qu’il fut d’ailleurs personnellement chargé d’escorter lors de son exil, et enfin Louis-Philippe. Très peu porté sur les aspects militaires de son métier, il n’a jamais fait acte de guerre : il était en effet essentiellement un navigateur et un explorateur, et, encore imprégné de l’esprit des encyclopédistes, il a beaucoup œuvré pour être connu également comme un savant ; ce à quoi s’opposa farouchement Arago qui n’a cessé de le poursuivre de sa vindicte pendant toute sa carrière. Le caractère difficile et intrigant de l’homme avait également de quoi tenter le romancier qui pointe à chaque instant sous la plume toujours habile et imprégnée d’humour de l’amiral Jacques Guillon. Répétons-le pour l’en féliciter, son livre se lit comme un roman, tout en ne cessant pas d’être un récit historique, parfaitement scientifique dans sa documentation et son argumentation.