La théorie soviétique du Blitzkrieg
Ancien directeur du Centre de recherches et d’études soviétiques de Sandhurst (Royal Military Academy), Peter Hast Vigor souligne dans ce livre l’intérêt que les Soviétiques portent à la doctrine de la guerre éclair : obtenir une victoire rapide, après une attaque surprise sans emploi nucléaire, tel serait leur objectif s’ils décidaient de se battre contre l’Ouest. Il appuie sa démonstration sur l’analyse des historiens et des stratèges soviétiques.
À dire vrai, la démonstration historique n’est pas absolument convaincante. L’attaque surprise contre la Finlande en 1939 s’est transformée en guerre d’usure. Les opérations contre la Wehrmacht ont révélé le comportement méthodique et processionnel de l’état-major des forces armées de la Russie impériale et de l’Union soviétique, la Stavka. La seule guerre éclair réussie des Soviétiques est la campagne de Mandchourie en août 1945, où bénéficiant localement d’une supériorité de 8 chars et 8 canons contre un, la 6e Armée chargée de l’effort principal a attaqué à minuit en terrain montagneux et progressé de 80 kilomètres par jour pendant 11 jours. Il est difficile en revanche de considérer les invasions de Tchécoslovaquie et d’Afghanistan comme des Blitzkrieg, même si l’on peut observer dans les préparatifs, au demeurant fort longs, des mesures de déception visant à endormir la méfiance des Occidentaux. C’est plutôt dans les exemples allemands que les Soviétiques rechercheraient les conditions d’une victoire rapide : l’Allemagne a gagné ses guerres courtes et perdu ses guerres longues, estime l’auteur. Il serait plus juste de dire que l’Allemagne a toujours préparé des campagnes rapides et victorieuses, mais qu’elle a souvent échoué (1914 et 1941). Il est également curieux d’affirmer (p. 151) que les chars et les avions d’Hitler dataient de la Première Guerre mondiale (1). Au-delà de ces critiques, on sera d’accord avec l’auteur lorsqu’il met en valeur les conditions de réussite du Blitzkrieg : la préparation diplomatique visant à désunir les ennemis potentiels ; l’utilisation de la propagande, de l’intimidation par la peur, et de la 5e colonne ; l’existence de forces aéroterrestres permanentes, capables d’attaquer massivement le point faible d’un ennemi « digestible » et bien connu, de pénétrer profondément dans ce dispositif et de devancer les réactions adverses ; l’établissement de la maîtrise de l’air.
L’analyse des écrits de Sokolovsky, et des généraux Ivanov et Kiryan montre que ces enseignements ont été retenus. « La période initiale sera décisive dans une guerre future, écrit Sokolovsky… La seule solution consiste à maintenir des forces suffisantes pour atteindre les plus proches objectifs stratégiques avant que les échelons suivants se soient mobilisés… d’expédier ses troupes au plus profond du territoire ennemi… et d’empêcher l’ennemi de mobiliser ». Dans La première période de la guerre (1974), Ivanov recherche « la défaite décisive du premier échelon stratégique de l’ennemi, puis en poursuivant une offensive rapide et profonde… sa défaite totale avant qu’il ne puisse mobiliser son potentiel militaire et économique ou en tirer parti ». Dans La surprise (1976), Kiryan énonce les modalités de réalisation de la surprise : tromper l’ennemi sur ses intentions ; utiliser des armes et des méthodes inconnues : camoufler ses préparatifs ; choisir des axes, des dates et des horaires inattendus ; devancer l’ennemi ; utiliser des terrains et des conditions climatiques difficiles. Toutes ces modalités ne sont pas réalisables en même temps, mais une surprise partielle semble suffisante.
Le scénario imaginé par Vigor, d’une attaque surprise de la 3e Armée de choc, la veille de Noël à minuit, progressant de Magdebourg à Hanovre en quatre heures, paraît contradictoire avec les délais d’alerte initialement estimés à 48 heures (p. 2), et semble ignorer l’existence des forces de couverture alliées. Il faut aussi signaler les erreurs de traduction (corps d’armée pour groupe d’armées p. 83 ; affrontement direct pour combat de rencontre p. 189) et d’évaluation des divisions soviétiques du Pacte de Varsovie. Ces réserves faites, l’ouvrage de Peter H. Vigor apporte de solides arguments à ceux qui pensent que la guerre éclair, sans emploi nucléaire ni chimique, constitue le modèle préférentiel des stratèges soviétiques. Cette thèse a été confirmée par Christopher N. Donnelly, dont l’étude a été commentée dans le numéro de mai de cette revue, et par un livre soviétique récent sur la doctrine de Frounze, dont il faudra reparler.
(1) Le rédacteur ne partage pas l’admiration du général Copol, préfacier de l’édition française, pour la connaissance historique « exceptionnelle » de Peter H. Vigor.