Géostratégie de l’Atlantique Sud
Il est inutile de présenter Hervé Coutau-Bégarie à nos lecteurs, puisqu’il a publié récemment dans cette revue plusieurs articles remarqués, qui portaient tous sur la stratégie maritime. Ce haut fonctionnaire, encore très jeune, s’est en effet spécialisé dans ce sujet et il y réussit fort bien, comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, ici et ailleurs, à propos de son précédent livre « La puissance maritime soviétique ».
Aujourd’hui, c’est une analyse de la « Géostratégie de l’Atlantique Sud » qu’il nous offre, pour reprendre le titre de son nouvel ouvrage. Son propos est de nous démontrer que cet océan est trop souvent négligé par les stratèges, au profit de la « bande des quatre » constituée par l’Atlantique Nord, la Méditerranée, l’océan Indien et le Pacifique. Il est vrai que pour Hervé Coutau-Bégarie, et non sans raison du point de vue stratégique, l’Atlantique Sud se prolonge au nord de l’Équateur jusqu’au tropique du Cancer, c’est-à-dire qu’il comprend le golfe de Guinée et la mer des Caraïbes. Mais il s’étend aussi, pour lui, vers le Sud jusqu’au Continent antarctique. Enfin il englobe, vers l’Est et vers l’Ouest, l’Afrique australe et l’Amérique du Sud, puisque notre auteur prend en compte leurs problèmes géopolitiques dans son analyse.
Dans une 1re partie, à l’aide d’une documentation remarquable, Hervé Coutau-Bégarie démontre l’importance stratégique de l’Atlantique Sud ainsi compris, en examinant successivement son rôle comme « artère de communication vitale » de l’Occident et les menaces qui pèsent sur son « pourtour vulnérable ». Au sujet du premier argument, il rappelle que la route du Cap n’a pas perdu de son importance avec la réouverture du canal de Suez, puisque les trafics dans ces deux artères se situent à peu près à égalité, soit environ 20 000 à 25 000 navires par an, soit encore, car c’est probablement plus parlant, environ 70 navires transitant chaque jour au sud du Cap. Il souligne aussi l’importance croissante du trafic maritime en provenance du golfe de Guinée et de la mer des Caraïbes, qui résulte de l’exploitation des gisements pétroliers sur leur pourtour, et, en ce qui concerne cette dernière, qui résulte également de son rôle de « lac américain », pour les échanges intérieurs et extérieurs des États-Unis, et pour leur participation à la défense de l’Europe, puisque transiteraient en cas de crise les renforts et les soutiens logistiques des forces américaines stationnées sur notre continent. Il note enfin que la route du cap Horn ne mérite pas qu’on la néglige, puisqu’elle est encore empruntée par 11 % du trafic maritime mondial et qu’elle deviendrait la seule praticable en cas de fermeture du canal de Panama, pour quelque cause que ce soit, comme elle l’est déjà pour les super-porte-avions américains ou pour les sous-marins de toutes nationalités.
À propos de la vulnérabilité du pourtour de l’Atlantique Sud, Hervé Coutau-Bégarie nous rappelle bien entendu l’importance, actuellement irremplaçable pour l’Occident, de l’Afrique australe en tant que source des matières premières dites « stratégiques », c’est-à-dire indispensables à la survie de nos industries de haute technologie. Mais il étend son analyse à la « situation géopolitique » de la région, et il le fait avec une compréhension et une franchise assez rares, sans tomber pour autant dans le cynisme de la « real politik ». Il en est de même pour ses commentaires sur les « antagonismes géopolitiques » en Amérique du Sud et sur les menées du « perturbateur cubain » dans les Caraïbes, qui sont traitées à la fin de son ouvrage.
Mais auparavant, dans la 2e partie de celui-ci, l’auteur, en spécialiste averti de la marine soviétique, nous décrit sa pénétration progressive dans l’Atlantique Sud. Il nous fait ainsi le récit, jusqu’à présent mal connu, de ses démonstrations au Ghana, puis de ses activités en Guinée et enfin de sa participation déterminante au débarquement cubain en Angola. À partir des points d’appui dont elle dispose depuis dans ce pays, la flotte océanique de l’Union soviétique est désormais présente en permanence dans la partie orientale de l’Atlantique Sud, alors que les flottes de l’Occident l’ont pratiquement désertée. Sa présence y est significative, puisqu’elle a atteint annuellement 5 000 bâtiments/jours, soit la moitié seulement de celle entretenue dans l’océan Indien, qui fait l’objet de beaucoup plus de publicité. Notre auteur nous décrit également les étapes de la pénétration de la marine soviétique en mer des Caraïbes. Il ne nous dit rien par contre de son éventuelle participation indirecte à l’affaire des Falklands, ce qui signifie probablement qu’il n’y a rien à en dire, puisqu’il est aussi un spécialiste du dossier de cette affaire, sur laquelle il prépare d’ailleurs un autre livre, en collaboration.
La 3e partie de son ouvrage traite de la « désintégration de la défense occidentale » dans l’Atlantique Sud. Là encore, à partir d’une documentation inégalée, Hervé Coutau-Bégarie nous décrit les tentatives des États-Unis pour organiser cette défense. Ce fut d’abord la « création ratée du système militaire interaméricain », puis les avatars du « Simonstown Agreement », c’est-à-dire de l’organisation envisagée pour contrôler et protéger la navigation commerciale autour de l’Afrique, dans un premier temps de façon informelle mais dans le cadre de l’Otan, et dans un deuxième temps par accord bilatéral entre la Grande-Bretagne et l’Afrique du Sud, ce dernier accord s’étant prolongé discrètement jusqu’en 1976. Survint alors, pour cause d’« apartheid », la « désintégration ». dont parle notre auteur et dans laquelle la France joue un rôle déterminant puisque, la première, elle avait mis l’embargo sur la petite flotte océanique qu’elle était en train de livrer à l’Afrique du Sud. Maintenant celle-ci ne dispose plus que d’une marine côtière, et la base navale bien équipée de Simonstown est devenue ainsi inutile, de même que ne sont plus en principe utilisés par l’Occident les renseignements recueillis par le centre de Silvermine, lequel surveille les activités maritimes dans l’Atlantique Sud et dans l’océan Indien.
Pour finir, notre auteur fait le point des tentatives de reconstruction d’une défense conjointe de l’Atlantique Sud entreprise par l’administration du président Reagan. Celui-ci aurait d’abord envisagé un « grand dessein », inspiré des thèses proposées par Ray Cline dans son livre US Foreign Policy and World Power Trends, qui préconisait une « Alliance de tous les océans », c’est-à-dire en quelque sorte une transposition de l’Otan au plan mondial. Hervé Coutau-Bégarie nous décrit les efforts diplomatiques entrepris dans ce sens par les États-Unis. Ils culminèrent en 1981 lors d’une conférence sur la sécurité dans l’Atlantique Sud, qui réunit à Buenos Aires des représentants d’Argentine, Brésil, Uruguay, Chili et Afrique du Sud, et naturellement des États-Unis. On commença même à y préparer les partenaires de l’Alliance atlantique, en couplant les manœuvres interaméricaines Unitas 81 avec celles de l’Otan, appelées symboliquement Ocean Venture 81. Mais l’affaire des Malouines devait mettre fin à ces espoirs, et depuis, nous déclare l’auteur, les États-Unis ont adopté un « profil bas » dans l’Atlantique Sud, pour prendre la contre-offensive dans les Caraïbes.
Dans sa conclusion, Hervé Coutau-Bégarie souligne la montée en puissance des Marines sud-américaines et l’absence de partenaires du même niveau sur le continent africain. Faut-il pour autant, regretter qu’ait échoué l’OTAS (Organisation du Traité de l’Atlantique Sud), c’est-à-dire l’organisation envisagée pour les réunir sous le patronage des États-Unis ? Notre auteur pense, comme nous, que l’idée n’était pas réaliste, mais nous aurions tendance à ajouter qu’elle pouvait avoir aussi des effets pervers en provoquant des réactions de rejet à l’égard de l’Occident, puisque les situations géopolitiques sur les deux rives de l’Atlantique sont dominées actuellement par des problèmes internes et mutuels, et pas, jusqu’à présent, par ceux de la compétition Est-Ouest. D’ailleurs notre auteur estime que « pour le moment l’Atlantique Sud n’est pas encore une zone à haut risque : mais cela n’interdit pas, ajoute-t-il, de prendre quelques précautions pour éviter d’y laisser le trafic maritime sans défense ».
Voilà donc résumé très rapidement ce livre enrichissant et bien présenté. Nous attendons maintenant avec un particulier intérêt la prochaine production d’Hervé Coutau-Bégarie, puisqu’elle traitera de l’œuvre de l’amiral Castex, grand stratège maritime s’il en fut.