Il est d’un intérêt très grand qu’un certain nombre de problèmes, et notamment ceux de l’Océan Indien, objet de vos études actuelles, soient abordés dans une approche multidisciplinaire, multidimensionnelle, par des hommes de votre expérience, de votre niveau dans vos carrières respectives.
C’est la raison pour laquelle vous invitez l’un de vos compatriotes, membre de la Commission des Communautés Européennes, à vous faire connaître les orientations que l’on dessine ou que l’on a commencé à dessiner au niveau européen en matière de développement. Or, à ce niveau, je le dis très simplement, l’Océan Indien n’a pas encore été perçu en tant qu’entité. Il ne l’a pas été pour de nombreuses raisons. La première, tout à fait fondamentale, et sur laquelle je reviendrai dans ma conclusion, est que l’Europe n’a pas encore traité les problèmes d’ensemble en fonction d’une stratégie ou d’une politique qui lui seraient propres, car l’Europe est une communauté d’États mais n’est pas un État. Une autre raison est que les modes d’action de l’Europe, pour le moment, s’adressent à des peuples, à des économies, et que par définition il n’y a pas de champ d’application des politiques européennes à un carrefour, dans un espace où les hommes ne sont pas l’élément déterminant.
Sur l’Océan Indien, zone stratégique, je n’ai donc, en tant qu’Européen, rien à vous apporter. En revanche, il ne fait pas de doute que deux pays européens, la France et l’Angleterre, ont des intérêts dans l’Océan Indien ; ils y ont une politique, tout au moins je l’espère. D’autre part, et surtout, les riverains de cet océan ont des caractères communs en dépit de leur hétérogénéité par ailleurs. L’Europe peut donc y jouer un rôle.
Quels sont les éléments communs entre les pays riverains ? Je ne dirai pas que c’est leur intérêt pour l’Océan Indien, car certains d’entre eux en manifestent bien peu : étant ambassadeur à Djakarta, j’ai vu à quel point un pays tel que l’Indonésie tournait le dos à l’Océan Indien.
Un point commun à ces pays, c’est leur sous-développement. Dans leur quasi-totalité, ils ont un revenu par tête d’habitant très bas. Les exceptions sont peu nombreuses, c’est le cas de La Réunion, du Territoire des Afars et des Issas, de l’Iran, de l’Irak, et des îles telles que Maurice et les Seychelles ; ailleurs, le revenu par tête d’habitant est inférieur ou à peine égal à 150 dollars par an.
Leur sous-développement ne se situe pas seulement au niveau du revenu, mais se traduit également dans les structures sociologiques marquées par la place exclusive de l’agriculture et du secteur rural dans la société : sous-développement enfin en raison des conditions climatiques qui comportent pour tous des menaces et des cataclysmes très fréquents, qu’il s’agisse de sécheresse (en Somalie), d’inondations (au Bangladesh), ou de cyclones.
Dès lors, faire le tour des problèmes de l’Océan Indien est pour moi une très bonne occasion de présenter le catalogue des actions menées par la Commission des Communautés Européennes, en vous laissant le soin de faire la synthèse et de voir comment ceci s’intègre dans vos raisonnements qui sont d’une autre nature.
Sur la rive occidentale de l’Océan Indien, en Afrique, dans une certaine mesure aussi dans les pays arabes, mais principalement en Afrique, nous trouvons la forme la plus avancée, au fond la seule forme originale, de notre politique du développement. Il s’agit d’une approche intégrée conjuguant tous les moyens d’action nécessaires dans un pays en voie de développement ; d’une approche contractuelle faisant échapper à notre pouvoir discrétionnaire la disposition des moyens de cette action à partir du moment où le traité est signé. J’insiste sur la grande différence qu’il y a entre l’approche unilatérale dans laquelle il est décidé de donner une aide déterminée ou d’ouvrir les frontières à des produits dans des conditions déterminées, sans qu’il y ait contrat avec la partie bénéficiaire, et notre approche qui est une approche contractuelle par traité international ratifié dans les conditions classiques et qui nous lie donc de manière irrévocable et permanente. Lorsqu’elle aborde les problèmes du développement de la sorte, par la conjugaison de tous les moyens et par l’approche contractuelle, donc irréversible et permanente, l’Europe apporte un élément tout à fait original au traitement du problème de développement.
Un pays en voie de développement a beaucoup de points communs avec un être jeune. L’aider à se développer, cela signifie, bien sûr, l’aider matériellement afin qu’il ne soit pas le jouet des difficultés du moment. Mais cela implique bien plus encore. Cela implique de l’aider à se trouver, à exprimer sa personnalité, à personnaliser son expérience propre à partir de sa culture (culture étant pris au sens le plus large du terme), afin qu’il puisse découvrir lui-même les voies de son développement. Cela veut dire enfin l’aider à produire, lui assurer un revenu pour sa production, ouvrir à celle-ci un débouché et lui donner la garantie que ses efforts propres auront des résultats, autrement dit lui permettre de se développer au maximum par ses propres moyens. Nous pensons que la transposition de ce raisonnement à un pays jeune comporte la conjugaison des différents moyens d’action et non pas leur séparation, la conjugaison et la permanence, de façon que ce soit dans le cadre d’une certaine planification, explicite ou implicite, que le développement puisse s’accomplir.
La politique de Lomé
La politique de Lomé, qui fait suite à celle de Yaoundé, prétend apporter une réponse originale au problème ainsi posé. Je vous rappelle que le 28 février 1975, nous avons signé à Lomé une convention avec quarante-six pays, représentant toute l’Afrique Noire sans exception quels que soient les régimes, les pays du Commonwealth des Caraïbes ainsi que trois petits États du Pacifique.
Ces quarante-six pays avaient négocié avec nous conjointement, s’exprimant par un seul d’entre eux. Nous avons donc signé avec eux en bloc un seul accord nous liant à eux tous. Il y a là un élément d’originalité politique alors qu’une des caractéristiques des années à venir sera l’effort des pays en voie de développement pour se grouper, se coaliser, face aux pays industrialisés, dans l’expression d’un certain nombre de revendications, coalition qui se fait malheureusement dans des conditions négatives car on essaie de nous imposer un niveau de prix, de nous boycotter dans telle circonstance, de nous menacer. Au contraire la coalition dans le cadre de la convention de Lomé s’exprime de manière positive, puisque les pays s’unissent pour discuter avec nous, pour entrer en coopération avec les Européens. C’est un fait politique important, rassurant pour ces pays car, unis, ils ont à notre égard un sentiment d’égalité qu’évidemment ils n’avaient pas quand ils étaient désunis (quel peut être, en effet, le poids du Ruanda, et même de la Côte d’Ivoire ou du Nigeria en face de l’Europe ?). Voilà donc une première caractéristique de la politique de Lomé : nous nous adressons à des partenaires qui sont unis dans la négociation avec nous, étant bien entendu qu’ensuite l’action directe est individualisée au niveau des États et n’est pas discutée avec leur ensemble.
Par rapport à votre sujet, il est frappant de constater que les riverains occidentaux de l’Océan Indien se sont voulus Africains, ce qui n’était pas évident a priori. Le côté africain de Madagascar existe certes sur la côte mais n’est pas l’élément dominant dans l’histoire de Madagascar à travers les âges. Le côté africain des Seychelles, de Maurice, est discutable. Mais ils ont voulu s’associer avec d’autres, et c’est du côté de l’Afrique qu’ils se sont tourné. Le dos tourné à l’Océan Indien, ils se sont définis comme associés solidaires de l’Afrique dans l’entente avec les Européens.
La convention porte d’abord, évidemment, sur l’aide financière et technique.
Il n’y a pas de doute que l’aide financière est une forme d’aide importante, surtout quand on s’adresse à des pays qui sont dans l’ensemble aussi pauvres que les pays d’Afrique riverains de l’Océan Indien ; pour certains d’entre eux, c’est là l’élément le plus important.
Les caractéristiques nouvelles de cette aide ne sont pas sans intérêt : priorité aux plus pauvres — et nous avons obtenu de nos partenaires, c’est un élément original, qu’ils désignent eux-mêmes ceux qu’ils estiment les plus démunis ; la liste des vingt-quatre qui, parmi les quarante-six de Lomé, bénéficient en priorité de cette aide financière a été établie par eux et non par nous. C’est d’ailleurs un élément intéressant que nous retrouvons en plusieurs points de la convention de Lomé ; dans le domaine commercial par exemple, dont je parlerai dans un instant, nos interlocuteurs ont eux-mêmes dressé la liste des pays qui subissent les handicaps commerciaux les plus grands du fait qu’ils sont coupés de la côte, isolés au milieu du continent, ou parce qu’ils ont des difficultés particulières ; cette liste n’est pas la même que celle des pays les plus pauvres.
Autre caractéristique de l’aide financière — et dont mon collaborateur, Jacques Ferrandi, le grand inventeur de toute cette politique dans le cadre des conventions de Yaoundé, a raison d’être fier — nous nous plaçons dans le cadre des réalités des pays concernés, et ceci se traduit dans l’utilisation de l’aide financière apportée : ainsi 40 % à peu près de nos crédits sont utilisés dans le secteur rural, dans la réalité des villages ; ce chiffre est important si on le compare à celui de l’aide bilatérale des États de la Communauté dont le pourcentage correspondant à ce secteur n’est que de 9 %. Pourquoi une telle différence ? Parce que, dans le cadre de Lomé, la programmation, le choix des priorités appartiennent à nos partenaires et non pas à nous. C’est là un acte de modestie mais qui me paraît important. Dès lors, nos partenaires ont tendance à insérer le maximum de notre aide financière dans les réalités culturelles telles qu’elles existent dans leurs pays où tout part du village, selon les méthodes traditionnelles, améliorées certes par des techniques culturales variées, mais cependant basées sur les modes traditionnels, avec large utilisation de la main-d’œuvre et appel minimum aux grands moyens mécanisés.
Ces principes se traduisent sur d’autres plans que celui de l’agriculture. Actuellement, par exemple, deux tiers de nos bourses sont utilisées en Afrique même et certains pays, comme la Somalie, n’en utilisent même aucune en Europe.
Dernière caractéristique enfin de cette aide financière : nous cherchons à la conjuguer au maximum avec d’autres. Entre bénéficiaires d’abord : dans la convention de Lomé, nous avons posé un principe nouveau, à savoir que 10 % de l’aide est réservé à des projets régionaux et ne peut donc pas être utilisé dans le cadre d’un seul pays. À eux de choisir les points de coopération régionale : formation commune, projets industriels, moyens d’infrastructure ou autres. Nous cherchons, d’autre part, à travailler au maximum avec d’autres fournisseurs d’aide. Sur ce plan, les événements des dernières années nous donnent des possibilités intéressantes, à savoir l’utilisation du Fonds européen de développement pour déclencher des financements pétroliers arabes de la part de pays qui n’ont pas les moyens d’étude et qui souhaitent être informés sur les possibilités d’actions réelles et concrètes, être en quelque sorte accompagnés dans une action efficace. C’est là un élément nouveau qui me paraît appelé à un grand développement dans le cadre d’une coopération triangulaire.
Un autre aspect de l’aide est l’accès au marché. Sur ce plan évidemment, la Communauté bénéficie, par rapport aux autres fournisseurs d’aides, d’une supériorité : elle a une compétence directe sur les problèmes commerciaux car, je le rappelle, les États membres de la Communauté ont transféré au niveau européen leurs responsabilités en matière de commerce extérieur. Ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre ne peuvent négocier les tarifs douaniers, les accords commerciaux ou autres. Nous avons ainsi la possibilité de négocier concrètement avec nos partenaires les facilités commerciales, les préférences douanières, les contingents et autres. Cette possibilité n’est évidemment pas ouverte aux Nations Unies, qui n’ont pas de pouvoir sur le plan commercial et qui n’ont pas le droit d’engager leurs États membres. La possibilité existe, certes, au niveau américain, au niveau russe, mais ces deux ensembles n’ont guère envie de donner des facilités commerciales irréversibles et ceci pour des raisons assez évidentes sur lesquelles d’ailleurs j’aurai l’occasion de revenir un peu plus tard.
Dans la convention de Lomé donc — et ceci est un élément unique actuellement dans l’histoire — nous conjuguons systématiquement l’ouverture du marché et l’aide financière. Le principe est très simple : liberté totale, 99,3 % des exportations de nos associés entrent en franchise douanière, sans limitation contingentaire, dans la Communauté.
Cette même politique de Lomé s’applique à d’autres pays au sud de la Méditerranée. La franchise qui leur est accordée n’est pas aussi grande, car nous n’avons pas pu, compte tenu de la puissance concurrentielle de certaines de leurs productions, aller jusqu’à une ouverture aussi large de nos ports ; mais la même approche des problèmes est retenue.
Ouvrir la porte de notre marché est bien mais nous pensons qu’il faut aller plus loin. Un effort systématique de transfert de technologie commerciale est donc entrepris : formation des cadres commerciaux et des services du commerce extérieur, aide pour la présentation des produits dans les foires, sur les différents marchés européens, etc.
Les moins avancés des pays en voie de développement dépendent lourdement de l’exportation d’un ou deux produits ; il est donc souhaitable de les assurer contre les mauvaises années, de façon à éviter les fluctuations brutales dans les recettes d’exportation d’une année sur l’autre, et supprimer les conséquences que comportent de telles variations sur le plan économique et sur le plan social. Mon prédécesseur, Jean-François Deniau, a donc proposé un système d’assurance. Prenons un exemple concret : si la Somalie connaît une baisse soudaine de recettes dans l’exportation de ses bananes vers l’Europe, nous payons la différence. La Somalie est considérée comme un pays en difficulté, nous lui faisons don de cette somme ; dans le cas de la Côte d’Ivoire, ce sera un prêt sans intérêt. Dans tous les cas, nous garantissons que la recette d’exportation principale ne chutera pas soudainement : dans leur planification nos amis peuvent compter sur un minimum de recettes. Ils sont assurés contre les fluctuations brutales dues soit à des modifications des cours mondiaux, soit à un accident naturel local tel que les pays en voie de développement de zone sahélienne et tropicale en connaissent fréquemment.
Le système, comme vous le voyez, se place dans le cadre de l’économie de marché. Nous n’agissons pas sur les prix ; si ceux-ci montent, le système ne joue pas, à moins qu’il se produise une catastrophe naturelle ; s’ils baissent, nous différons les effets de cette baisse, mais s’il y a baisse constante par suite d’une modification du marché — par exemple, le caoutchouc synthétique devenant moins cher, le cours du caoutchouc naturel diminue d’année en année — les pays en subissent les effets après quelques années, puisque la référence est glissante (la référence étant les quatre années précédentes).
Pour un produit, le sucre, nous sommes allés plus loin encore — et ceci peut constituer un exemple pour la suite — nous avons conclu un engagement mutuel portant sur l’approvisionnement et l’enlèvement. Les pays aidés nous livrent 1 400 000 tonnes de sucre, soit à peu près 10 % du commerce mondial. Nous nous engageons à les enlever, même si nous n’en avons pas besoin. En outre, nous garantissons un prix plancher, qui est d’ailleurs le prix accordé à nos propres producteurs dans le cadre de la politique agricole commune. C’est déjà une orientation vers une quasi-indexation, une prise en compte des coûts de production ; c’est l’amorce du genre d’accord à long terme auquel nous parviendrons certainement un jour, comportant un engagement mutuel sur plusieurs années et permettant la planification.
Il faut maintenant conjuguer les moyens. Par exemple, dans certains projets de développement agricole, nous intervenons à tous les niveaux, de l’infrastructure de base à la commercialisation. Les conditions commerciales préférentielles assurant un débouché sur notre marché, notre financement peut être conjugué avec celui d’entreprises privées et amener celles-ci, étrangères ou européennes, à prendre des engagements d’achat pour une partie de la production.
Nous avons en outre introduit dans la convention de Lomé un engagement de coopération industrielle. Nous nous engageons à conjuguer tous les moyens pour faciliter l’industrialisation. L’accès au marché en est un, de même que la formation du personnel, la promotion commerciale et le jeu de nos financements en liaison avec d’autres.
Cette coopération industrielle signifie en fait que nos opérateurs seront incités à entrer dans des opérations longues, des joint-ventures, qu’ils bénéficieront d’avantages inscrits dans la convention et qu’ils seront « accompagnés » par la puissance publique.
Comme vous le voyez, la politique de Lomé prévoit donc la greffe d’une partie des économies en développement sur notre marché, le plus grand marché commercial dans le monde. Pour que cette greffe soit possible, il faut évidemment qu’elle soit limitée à un certain nombre de pays. Il faut aussi qu’elle soit soutenue par ceux qui connaissent les secteurs où les rejets sont les plus menaçants. Nous avons donc prévu un système institutionnel complet qui comporte non seulement des rencontres entre gouvernements mais la présence de la Commission Européenne dans chacun des pays associés, ainsi que des rencontres régulières avec nos opérateurs, industriels, banquiers, et également — et c’est une ambition nouvelle — avec les syndicats européens. En effet, à terme, des problèmes structurels apparaîtront dans certains secteurs économiques ; il faut que les conséquences de cette politique soient connues longtemps à l’avance, afin que les opérations nécessaires de restructuration puissent être prévues et que les travailleurs ne risquent pas d’en être les victimes ; il est donc indispensable que l’ensemble des syndicats européens soit associé de manière permanente à la mise en œuvre de cette politique.
Outre les opérateurs et les syndicats, interviennent, bien entendu, les élus du peuple ; les parlementaires ont une responsabilité éminente dans le contrôle, d’où l’existence d’institutions parlementaires conjointes avec les pays intéressés et permettant au Parlement européen de suivre l’ensemble de ces opérations.
Quelques exemples
Dans les pays qui sont l’objet de votre étude, je voudrais choisir quelques exemples pour illustrer la portée de notre action.
L’île Maurice a 850 000 habitants. Nous lui achetons 500 000 tonnes de sucre par an ; ce tonnage est garanti ; un prix plancher est fixé annuellement, celui que nous payons à nos producteurs ; le cours mondial a été jusqu’à présent plus élevé que le nôtre, le plancher n’a pas été utilisé mais il le sera à partir de cette année. Ce marché représente environ 200 millions de dollars de recette garanties à ces 850 000 habitants. Ce chiffre donne la dimension de la garantie, alors que l’aide fournie à l’île Maurice n’est, elle, que d’une quinzaine de millions de dollars sur quatre ans.
Autre exemple, celui de l’Afrique australe. Il n’y a pas de doute que l’ouverture du marché européen représente pour certains pays de cette région — des pays nouvellement indépendants — un élément d’autonomie par rapport à leurs voisins d’Afrique du Sud. Dans le passé, le Mozambique n’avait accès qu’au marché portugais. Puisque le Mozambique n’était pas indépendant au moment de la négociation de la convention de Lomé, il est aujourd’hui considéré comme un pays extérieur et paie donc les tarifs pleins sur tous les produits exportés dans le Marché Commun. Or, le Mozambique, demain l’Angola, ont la possibilité de vendre beaucoup. La convention de Lomé leur ouvrira le plus grand marché du monde ; ce sera pour eux un élément économique déterminant, un important facteur d’indépendance vis-à-vis de toutes les puissances du monde.
Troisième illustration : la Somalie. La C.E.E. a des rapports étroits avec la Somalie à laquelle nous donnons une aide financière importante, près de 350 millions de francs pour les quatre années à venir. Nous avons financé des projets d’infrastructure en Somalie, par exemple celui du port de Mogadiscio. Nous sommes très présents dans le domaine agraire. La Somalie a été touchée par une sécheresse redoutable, vous le savez ; les nomades ont été obligés de quitter les territoires du Nord pour essayer de trouver pitance dans le Sud ; le gouvernement somalien est décidé à en profiter pour stabiliser environ 300 000 personnes, ce qui, sur un pays de trois millions d’habitants, est énorme. C’est nous qui avons étudié tous les projets correspondants d’installation dans les basses vallées de deux rivières somaliennes, dont la principale, le Juba. La Somalie peut obtenir des crédits fort importants de pays arabes. C’est sur la base de nos projets qu’Abu Dhabi et Koweït ont promis quelque cent millions de dollars pour réaliser les projets de stabilisation dans la région côtière. Voici un bon exemple de coopération triangulaire.
Allons plus loin pour montrer comment la greffe peut être faite. La seule grande exportation de la Somalie, ce sont les bananes. Peu après son indépendance, la Somalie a nationalisé ses plantations de bananes — ce qui, après tout, se conçoit, car aucun pays n’aime voir des étrangers posséder son sol — mais le gouvernement ne s’est pas rendu compte qu’il devait garder un réseau commercial important dans le pays qui consommait ces bananes, l’Italie. Les Somaliens produisent et conditionnent bien le produit, mais ils ne se sont pas occupés de la partie commerciale. Le résultat en est qu’en deux ans, United Fruit a conquis 90 % du marché italien. Maintenant nous étudions avec la Somalie comment pénétrer de nouveau sur le marché italien. Nous y contribuons d’une autre manière, car nous avons, au niveau européen, une législation anti-trust assurant la libre concurrence ; à ce titre, United Fruit, devenu United Brand, vient d’être condamné à quatre millions de dollars d’amende pour abus de position monopolistique. United Brand est ainsi averti que si sa position de monopole en Italie apparaissait abusive, nous interviendrions avec les moyens dont nous disposons au niveau européen.
Ces quatre exemples font apparaître la diversité des aspects de notre vie commune avec les pays de Lomé.
En Méditerranée
Cette politique, je l’ai dit, sera appliquée au sud de la Méditerranée, où existe avec nous, à l’évidence, une communauté de culture, de civilisation, d’histoire, plus remarquable qu’entre Europe et Afrique. Nous irons probablement loin mais l’entreprise sera difficile, parce que la concurrence est plus directe et parce que l’industrie au Maroc, en Égypte — je dirai même en Syrie, en Algérie, si ces pays se prêtent à l’industrie d’exportation — peut être directement concurrentielle. Nos négociations, difficiles, viennent d’être conclues avec les pays du Maghreb.
En Méditerranée, la volonté politique est plus claire. Les pays du sud de la Méditerranée savent, comme nous devrions le savoir, que l’indépendance des uns et des autres sera mieux assurée si une étroite entente entre nous rend moins nécessaire le jeu des superpuissances dans cette partie du monde.
Bien que ce ne soit pas notre sujet aujourd’hui, je mentionne encore au passage qu’en prolongement de la politique préférentielle se profile le dialogue euro-arabe. Il porte sur plusieurs pays entrant dans le cadre de votre étude, en particulier l’Iran.
Les riverains asiatiques
Quand on passe de l’Afrique aux autres riverains, ceux du sous-continent indien, les problèmes prennent une autre dimension. Les pays d’Afrique et les îles avec lesquels nous sommes associés dans l’Océan Indien représentent quelque 45 millions d’habitants. L’Irak et l’Iran arrivent, à eux seuls, à peu près aux mêmes chiffres. Avec le sous-continent indien, nous atteignons les centaines de millions (700 environ) et 170 à 200 millions pour le Sud-Est Asiatique, selon que l’on prend les seuls riverains de l’Océan Indien ou que l’on va plus à l’Est. À cette échelle, l’Europe n’a pas de réponse originale à proposer. Elle ne peut pas envisager la transposition de la politique de Lomé, car le poids serait trop lourd pour elle qui ne compte que 250 millions d’habitants.
Les problèmes ne sont pas seulement considérables par le nombre d’êtres humains, mais par l’aggravation récente de la misère. Quelques chiffres l’illustrent : la part des pays en voie de développement non pétroliers dans le commerce mondial, qui était de 27 % il y a quelques années, est tombée à 14 %. En nous limitant aux pays en voie de développement non pétroliers qui ont un revenu par tête d’habitant inférieur à 200 dollars, leur part dans les exportations mondiales est tombée de 5 % à 1,5 %. Nous assistons à un effondrement total de ces pays et surtout des plus pauvres. Le déficit de la balance des paiements des pays en voie de développement non pétroliers sera cette année supérieur à 200 milliards de francs. Les évaluations de la Banque mondiale indiquent que les besoins en aide publique au développement — dons et aide à termes avantageux — qui étaient de l’ordre de la centaine de milliards de francs par an il y a trois ans, sont maintenant passés à 250 milliards de francs par an. Pour que le revenu moyen de ces pays croisse de 3 à 4 %, ce qui représente pour certains la stabilisation seulement du revenu, il faut trouver 250 milliards de francs par an d’aide. Or, celle des pays de l’OCDE se monte en 1976 à environ 60 milliards de francs. Les pays pétroliers font un effort impressionnant et nous pouvons espérer qu’ils donneront près de 40 milliards de francs en 1976. Cela ne fait toujours que 60 + 40 = 100 milliards en regard des 250 milliards de besoins !
La situation du Quart Monde est devenue dramatique. Ceci est masqué depuis deux ans par l’accroissement de leur endettement, la liquidation des stocks, la promesse de disposer d’une fraction de l’or déposé au Fonds Monétaire International. Nous arrivons aujourd’hui aux limites des possibilités. Prenons y garde : l’histoire prochaine du Quart Monde ne peut plus être marquée que par des maux intolérables, l’effondrement total des espérances, la renonciation à tout plan de développement cohérent et sain.
Ces problèmes dramatiques, d’une dimension considérable, ne peuvent être résolus que dans le cadre d’un ordre économique nouveau. La conférence qu’a faite à ce sujet le Président de la République à l’École Polytechnique (1) en donne la démonstration lumineuse et nous en fournit les éléments de réflexion.
Le nouvel ordre économique
La nécessité de ce nouvel ordre économique se dessinait déjà avant la crise pétrolière et ceci de notre propre fait : désordre monétaire qui montrait bien l’inadaptation de nombre de nos moyens, folie des cours des matières premières qui ont vu le prix du sucre passer de 1 à 5 en un an et le blé augmenter de 50 % en trois semaines par suite de spéculation. L’iniquité du partage de la croissance apparaissait nettement. Le Tiers Monde est alors entré dans la course, ayant pris conscience qu’il n’aurait de puissance qu’en se coalisant et qu’il détenait effectivement le moyen de cette puissance par l’augmentation de certains produits, le pétrole en premier lieu, mais aussi les phosphates et bien d’autres matières premières. La part du Tiers Monde, prise dans son ensemble, dans le commerce mondial, est passée de 19 à 27 %, tandis que celle des pays en voie de développement non pétroliers a considérablement diminué.
Pour nous, Européens, cette évolution est particulièrement grave. D’abord parce que, pour des raisons humaines et historiques, nous sommes plus sensibles que d’autres à ce qui se passe dans le Tiers Monde. Mais aussi, disons-le, parce que nous sommes lourdement dépendants du Tiers Monde ; 75 % des matières premières que nous consommons viennent de l’extérieur ; le chiffre correspondant, pour les Américains, est de 15 %. Notre dépendance de l’outre-mer est considérable, elle l’a toujours été dans l’histoire. Ce n’est pas un hasard si bon nombre d’entre nous ont passé une bonne part de leur existence à hanter les tropiques à l’occasion de séjours de formes variées. La dépendance est là et elle n’a jamais cessé d’être là. Tels sont les éléments négatifs. En revanche, un élément positif et à mon avis très important, mais dont la portée est encore mal perçue, est le suivant : l’étude des secteurs où l’on peut espérer une croissance dans les prochaines décennies montre que c’est incontestablement dans le Tiers Monde que la possibilité de croissance est la plus évidente et la plus justifiée, alors que la croissance quantitative a probablement atteint ses limites dans le monde industrialisé, et que le mieux qu’on puisse y espérer est la croissance qualitative et la recherche de nouveaux modèles de croissance collective. Cette évolution s’inscrit déjà dans les indices d’exportation de l’Europe ; l’exportation est passée en un an de l’indice 100 à l’indice 110 sur le plan global, de 100 à 92 vers les pays industrialisés, mais de 100 à 130 vers l’ensemble des pays en voie de développement et de 100 à 170 vers les pays pétroliers en voie de développement.
Par conséquent, l’Europe a un intérêt fondamental à chercher à résoudre l’ensemble des problèmes que posent le Tiers et le Quart Monde. Elle doit donc avoir sa place parmi les pays industrialisés et dans les conférences internationales variées. J’évoquerai tout de suite le forum des actions les plus efficaces que doit être la conférence de coopération économique internationale lancée à l’initiative du Président de la République Française. Nous devons y défendre les thèses nécessaires au niveau mondial et qui nous concernent directement : augmentation de l’aide, car il faudra trouver les moyens d’augmenter les flux financiers au développement ; ouverture commerciale, car il faut que les mieux dotés du Tiers Monde accroissent leurs ressources par un meilleur accès à nos marchés ; organisation des marchés de matières premières enfin.
Dans le cadre de ces orientations, la Communauté Européenne agit déjà, certes, avec ses propres moyens budgétaires. Nous avons un programme d’aide alimentaire qui n’est pas négligeable, actuellement de l’ordre du milliard et demi de francs par an et tendant vers les deux milliards et demi. En outre, un système, dit des préférences généralisées, permet, dans la limite de certains quotas, avec des butoirs et des mécanismes complexes, d’ouvrir notre marché à des produits industriels provenant de tous les pays en voie de développement en franchise douanière. Mais tout ceci, je le rappelle, s’opère de manière unilatérale, sans garantie sur le long terme, donc de façon fondamentalement différente de tous les principes inspirant la politique de Lomé.
C’est dans le cadre de cette action au niveau mondial que se situe l’aide aux riverains asiatiques de l’Océan Indien. Chez eux, les problèmes, déjà évoqués, se posent de manière aiguë. Rien ne le montre mieux que la balance commerciale de l’Inde, équilibrée ou presque en 1973, mais qui s’est détériorée de 7 milliards de francs pendant l’année 1974, chiffre porté à 11 milliards en 1975, alors que les exportations de l’Inde en 1973 étaient au total de 14 milliards de francs. L’effondrement de la balance commerciale est dû aux éléments nouveaux : prix pétroliers, prix des engrais, prix des produits vivriers, etc. L’Inde illustre ainsi la situation dramatique que j’évoquais il y a un instant.
Nous nous efforçons de concentrer sur ces pays, qui se trouvent être des riverains de l’Océan Indien, les moyens dont nous disposons en propre au niveau mondial. À cela deux raisons :
• La première est que l’Angleterre, adhérant au Marché Commun, a décidé de traiter les pays du Commonwealth de deux manières différentes. Les pays du Commonwealth asiatique ont fait l’objet de « la déclaration commune d’intention » alors que les autres pays du Commonwealth étaient voués aux accords de Lomé. Ce choix, fait par les Anglais eux-mêmes, correspondait-il à un changement de la stratégie britannique ? Je suis tenté de le penser, puisque c’est à la même époque que l’Angleterre a décidé un repli militaire et naval de cette partie du monde. Toujours est-il que l’Angleterre a fait deux parts dans le Commonwealth et que pour les pays asiatiques du Commonwealth, Inde, Pakistan, futur Bengladesh, Sri Lanka, Singapour, le seul élément qui figure dans les textes annexés au traité d’adhésion est « la déclaration commune d’intention ». Par celle-ci, la Communauté s’engage à examiner avec ces pays les problèmes qui pourraient se poser dans le domaine commercial et à rechercher des solutions appropriées, en particulier par le système des préférences tarifaires généralisées.
• De là, nous sommes passés à l’ensemble de l’ASEAN (2) parce que la Malaisie et Singapour n’ont pas souhaité être traités individuellement mais ont demandé que l’on prenne en compte les intérêts des autres pays membres de l’Association.
Ceci posé, reconnaissons que la portée de notre action est limitée. Nous avons aménagé le système des préférences généralisées pour que les produits intéressant particulièrement ces pays soient servis en priorité dans les quotas octroyés annuellement et unilatéralement admis librement sur le marché européen. Nous avons abattu les tarifs sur le jute successivement de 20 %, puis de 40 % et de 60 % ; nous avons fait de même pour le coprah ; nous avons donné un gros contingent à l’Inde pour certains types de tabac, de Virginie principalement, etc. Nous avons agi dans le sens de la promotion commerciale, et dans le cas de pays assez avancés comme l’Inde, le Pakistan, ceci a un sens. Nous avons donné priorité à ces pays dans les distributions de vivres ; c’est ainsi que 60 % de notre aide alimentaire va au sous-continent indien ; nous avons enfin participé à une autre aide financière, lancée d’urgence au moment de la crise pétrolière, au profit des pays les plus affectés par la crise ; l’Inde a obtenu, à elle seule, 40 % des 250 millions de dollars de dons du budget communautaire.
• En outre, les pays du Nord et de l’Est de cette région de l’Océan Indien sont intéressés par notre approche mondiale, car si nous obtenions au niveau mondial une certaine réorganisation des marchés de matières premières, de l’aide financière, de l’accès aux marchés, etc., ils en seraient les premiers bénéficiaires.
L’Europe se forge dans ce dialogue
Voilà donc le catalogue de nos modes d’action d’aide au développement. Je n’y trouve pas l’unité « Océan Indien », je vous l’ai dit dès le début. Je trouve en revanche une autre unité qui est celle de l’Europe. La politique de Lomé représente une grande ambition européenne originale, provocante. Par rapport à cette grande ambition, je voudrais en conclusion présenter trois observations.
Ce grand dessein comporte une nouvelle dimension pour l’Europe sur le plan intérieur. Je crois qu’aider ces pays à se développer cela ne signifie pas seulement leur fournir une fois l’an de l’aide financière et tout oublier ensuite de leur sort, mais cela implique une politique constante, globale, intégrée, une greffe sur notre marché ; il ne s’agit plus alors d’une politique marginale, car il y aura interaction entre cette politique et les autres. Notre agriculture peut en être affectée, nos développements industriels en seront impressionnés, notre évolution financière en sera modifiée. Nous ne sommes plus au stade de la charité du dimanche, comme le dit le Président Senghor. Il faut alors que nous organisions et prévoyions systématiquement cette interaction. Ceci implique pour l’Europe un bond en avant considérable, alors que jusqu’à présent — je n’ai pas honte de le dire, surtout devant des compatriotes — la construction européenne est faite d’actions sectorielles, distinctes les unes des autres, et non de politiques intégrées.
Il y a eu des actions agricoles, elles ont permis une amélioration de la productivité, mais nous ne nous sommes pas le moins du monde préoccupés de ce qui se passait dans les régions de la Communauté qui ne peuvent pas suivre ce rythme de productivité, et qui ont par conséquent souffert des progrès mêmes que nous permettions dans d’autres régions. Les exportations agricoles du Mezzogiorno, la partie sud de l’Italie, vers le reste de la Communauté, ont diminué de 60 % pour les tomates, de 40 % pour les fruits et légumes, de 35 % en moyenne en dix ans. Le résultat de la politique agricole commune a été remarquable pour les grands céréaliers, il a bénéficié aux régions les plus douées de la Communauté, il a été mauvais pour les régions périphériques. C’est un exemple, je pourrais en citer bien d’autres : les progrès que la dimension du marché a permis à l’industrie ont été confisqués par les puissants, par les intermédiaires, sans que nous nous préoccupions de savoir si les ouvriers, les artisans, les petits commerçants et autres gens modestes en auraient leur part ou pourraient en supporter les conséquences.
Ce temps est fini, l’Europe doit être capable de définir des politiques et non des actions sectorielles décidées d’un point de vue technique, conçues par des technocrates insensibles et confisquées souvent par les puissants qui peuvent en tirer des profits. Ceci est vrai pour la politique d’aide au développement comme pour l’ensemble des autres politiques européennes.
Voir dans les problèmes leur dimension politique ne veut pas dire avoir plus de responsabilités dans le domaine politique. Je pense qu’il était intelligent que les Parlements soient associés à cette politique de Lomé et que les syndicats y soient représentés en permanence — il se trouve qu’ils le souhaitent tous — de même que les opérateurs, les industriels, les banquiers. Voilà la dimension politique apportée aux actions techniques.
Deuxième remarque : notre grande ambition dans la politique du développement est de donner une nouvelle image de l’Europe à l’extérieur. La politique que nous proposons et qui est maintenant décidée pour les 350 millions d’habitants des quarante-six pays de Lomé et du sud de la Méditerranée tranche nettement par rapport à celle des Soviétiques et des Américains.
Parlant des premiers, vous me permettrez une parenthèse pour dire que je suis étonné que leur faible participation à l’aide au développement ne soit pas plus souvent mentionnée. En treize ans, l’URSS a fourni une aide financière égale à ce que les pays de l’OCDE donnent en un an et que je trouve pourtant fort insuffisant. Les pays de l’Est européen, URSS comprise, ne représentent que 5 % du commerce extérieur des pays en voie de développement, les États-Unis 20 % ; à nous tout seuls, nous en représentons 40 %. Plus grave encore, le commerce extérieur entre URSS et pays de l’Est européen d’une part, pays en voie de développement d’autre part, est régulièrement déséquilibré : sur environ 50 milliards de francs de commerce extérieur, le déficit moyen annuel est de 18 milliards, principalement avec l’URSS : d’où un phénomène d’endettement caractérisé, un phénomène de dépendance.
L’Amérique du Nord et l’Est du continent européen sont largement indépendants par nature, par leurs ressources, par leurs matières premières. Ils sont donc peu disposés — et ceci est dans la logique des choses — à accepter les sacrifices d’un système d’interdépendance. Pour l’Europe, au contraire, l’interdépendance est préférable à la simple dépendance. Aller plus loin n’est pas seulement commandé par nos traditions, notre histoire et les nombreuses structures qui ont été édifiées dans ce but, mais aussi par la nature de nos besoins et de nos ambitions. Donc, la politique dont je parle ici nous différencie fondamentalement des très grandes puissances.
Cette orientation se manifeste d’ailleurs de bien des manières. Logiquement, dès qu’il y a différend entre des pays du Tiers Monde, les deux grandes puissances appuient la division, l’opposition. L’Europe est incapable de participer à ce genre de dispute. Sa diversité l’empêche de prendre des positions tranchées et parfois on aurait lieu de le déplorer. En Europe, cette même diversité, par le type de coopération qu’elle offre, est un encouragement à l’entente, à la coopération entre pays voisins. Telle me paraît être notre vocation, je le dis avec fierté.
Autrement dit, l’Europe tend non seulement à s’entendre avec les pays du Tiers Monde — elle en éprouve le besoin, elle en a les moyens, l’imagination — mais sa vocation est également de chercher l’entente entre ces pays eux-mêmes, en sachant que chaque fois qu’il y a mésentente, division, conflit en leur sein, elle est perdante car c’est l’image de la France qui s’efface derrière celle des deux supergrands.
C’est une politique d’identification, de personnalisation de l’Europe. Cette Europe est celle dont on parle à l’extérieur, celle que l’URSS n’aime guère car elle pose au communisme international des problèmes intrinsèques sérieux, celle que la Chine a reconnue. C’est avec elle que les Arabes veulent dialoguer, avec elle que de nombreux pays du Tiers Monde se sont associés ou vont s’associer dans ce que les Tunisiens appellent un contrat de civilisation. C’est à cette famille-là que la Grèce redevenue démocratique veut adhérer. Notre image extérieure correspond à cette politique vis-à-vis du Tiers Monde. ♦
(1) N.D.L.R. : Nous en avons rendu compte dans notre numéro de décembre 1975. Cf. chronique des Institutions Internationales de René Jacquot - p. 155.
(2) Association of South-East Asia Nations qui regroupe depuis 1967 la Thaïlande, la Malaisie, Singapour, les Philippines et l’Indonésie dans le but de promouvoir entre ces pays les échanges culturels et commerciaux.