Le mirage nucléaire, les relations américano-soviétiques à l’âge de l’atome
Spécialiste d’histoire diplomatique et ancien ambassadeur à Moscou, George F Kennan réunit ici des extraits d’articles, de livres, d’exposés consacrés par lui (1) à cette question cruciale pour l’avenir du monde. Il refuse l’équilibre de la terreur et une course aux armements qui a échappé à ses protagonistes, « la véritable nature des relations entre les États-Unis et l’URSS étant obscurcie et déformée par les nuées d’angoisse et les hypothèses affolées qui les recouvrent (…).
La rivalité nucléaire suit maintenant son propre cours de manière autonome comme un objet dans l’espace, sans plus de rationalité ni de cause que la peur qu’elle engendre, pourrissant et faussant une relation qui, tout en posant maints problèmes, n’était pas obligée de devenir un antagonisme mortel » (1976). La récente lettre des évêques américains sur la dissuasion présente bien des similitudes avec l’argumentation de Kennan.
Réticent dès l’origine quant au bien-fondé de la réalisation de la bombe atomique, il admettait son existence pour contribuer à prévenir des empiétements soviétiques injustifiables mais désapprouve bientôt la place de clef de voûte qu’elle prend dans la stratégie américaine. Il la condamne maintenant formellement, lui refusant même le nom d’arme : « une arme est sensée servir à une fin rationnelle (…) liée à un objectif politique sérieux et faire progresser les intérêts de la société qui recourt à un tel moyen ». Il juge ineptes les capacités d’overkill qui résultent de la stratégie de destruction mutuelle assurée (MAD) et pense qu’une fois entamée l’escalade, celle-ci serait vite incontrôlable, sans parler des risques d’accident ou de sabotage. Rien n’autorise pour lui à déclencher un processus pouvant aboutir à la fin de civilisation.
Désapprouvant formellement le régime soviétique et ses méthodes, il reconnaît que certaines situations peuvent rendre inévitable l’emploi de la force et s’inquiète « d’un éventuel déséquilibre militaire classique » entre les deux « Grands » : il ne s’opposerait pas (1977) à une augmentation du budget de la Défense, « mais seulement après vérification du rapport des forces réel et optimisation de l’emploi des moyens déjà votés ». Pas un mot sur les armes chimiques, les antimissiles, la militarisation de l’Espace. Il mentionne brièvement les euromissiles (1981) : option zéro seule admissible « en attendant une dénucléarisation complète de l’Europe du Nord et du Centre ».
Il préconise la recherche d’accords sur l’abandon de tous les essais nucléaires, la renonciation à un éventuel emploi en premier (déjà proposée par l’URSS) et la destruction « des 4/5 au moins des armes nucléaires des 2 camps ». Il souhaite des « gestes unilatéraux » de la part des États-Unis pour mettre en confiance le partenaire. Sceptique sur les résultats de négociations de type SALT (« la technique va plus vite que les négociateurs »), conscient de l’inefficacité de textes généraux, tel l’Acte final d’Helsinki (1975), il juge par contre possible de réaliser des accords imposant aux parties des actions précises, simultanées, supprimant toute supériorité unilatérale ; l’avantage mutuel en découlant pour les deux camps assurerait leur respect.
Il déplore que, succédant à l’indifférence initiale, l’ignorance et la subjectivité dominent depuis 1936 les relations des États-Unis avec l’Union soviétique : excès de sensibilité, dramatisation par les médias, marchandages liant artificiellement des questions sans rapport direct entre elles, part excessive faite aux aspects militaires des problèmes, négociations menées par des personnalités (président, ministres, parlementaires, hommes d’affaires) insuffisamment au fait de la réalité soviétique, changeant trop souvent et sachant mal tirer tout le parti possible de leurs diplomates.
Il note que « personne n’a chargé l’Amérique de renverser ou de transformer les structures soviétiques, qu’elle n’en a guère les moyens et ne saurait d’ailleurs par quoi les remplacer ». Il souligne l’aspect « contre-productif » de mesures qui renforcent le « complexe obsidional » des Russes ou heurtent inutilement leur patriotisme. Son désir sincère de trouver des « intérêts communs à promouvoir », l’empêche d’attribuer l’activité protéiforme de l’URSS dans le monde à une stratégie indirecte définie par Lénine (2) et patiemment poursuivie après lui. Après avoir affirmé (1977) que « l’URSS n’a pas connu de Vietnam ces dernières années », il considère l’invasion de l’Afghanistan (1979) comme « une erreur dont il faut aider l’URSS à sortir ».
Bien sûr, les dirigeants du Kremlin veulent éviter une conflagration générale (même non nucléaire, elle causerait de tels dégâts que l’économie soviétique sombrerait et probablement aussi le régime) ; mais ils n’en poussent pas moins partout leurs pions, sans renoncer à l’emploi de la force ouverte – de préférence par satellite interposé – lorsqu’ils estiment que le jeu en vaut la chandelle.
Bien sûr encore, les États-Unis « doivent apprendre à vivre avec » l’Union soviétique, mais tant que celle-ci ne fournira pas la preuve qu’elle a cessé de viser la domination mondiale, comment la course aux armements pourrait-elle s’arrêter vraiment, même si l’URSS rouvre les diverses négociations (Genève, Vienne, Stockholm…) qu’elle a rompues lors de l’implantation des Pershing ? Comment Kennan peut-il affirmer, en se référant à 1914 : « une guerre qu’on prépare a de fortes chances de se produire » ? Il reste à prouver qu’un surarmement des puissances européennes a bien été une des causes de la Première Guerre mondiale, mais tout le monde sait que c’est la faiblesse militaire des démocraties devant Hitler qui lui a permis de déclencher la Seconde !
Si mortelle que soit la course aux armements – et les nouvelles formes qu’elle pourrait prendre, la priorité passant des armes de destruction massive à celles de haute technologie –, elle n’est peut-être qu’un moindre mal en attendant cette « prise de conscience simultanée du danger » que le général de Marolles, ancien directeur du renseignement français, appelle de ses vœux dans son ouvrage L’ultimatum : fin d'un monde ou fin du monde ? (1984).
(1) Écrits de 1950 à 1982, ils sont tous antérieurs à la décision soviétique de quitter la table des diverses négociations sur le contrôle des armements et le désarmement.
(2) Miksche a été frappé par l’étroite parenté entre le mémorandum de Lénine et le Testament de Pierre le Grand (peut-être apocryphe d’ailleurs).